Résumé
Le « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » de Paul Valéry forme l’écho presque exact des quelques vers de Bernard de Cluny cités lors de la précédente leçon, ne fût-ce que par cette puissance un peu dérisoire accordée aux noms, aux noms vides, beaux, mais dont justement la pure valeur esthétique n’apparaît que comme la conséquence de la perte du référent. La mort implique que le référent est remplacé par un nom, un signe nu, mais qui engendre la sphère de l’esthétique (Valéry parle de « beaux noms »). Le point extrême de cette théorie se trouve dans l’idée de « poésie pure » (Henri Brémond), dont toute la valeur résiderait dans sa seule prosodie : la valeur esthétique prendrait alors le relais de la valeur référentielle. Écrit en 1919, le texte de Valéry est imprégné du sentiment de perte consécutif à la guerre. Ce sentiment jalonne l’histoire du monde, et l’on en trouve un exemple dans La Cité de Dieu de saint Augustin, qui fut composée peu après le sac de Rome par Alaric (410). Pour autant, cette œuvre n’est pas une déploration mais une exhortation à la vie en Dieu. Le sentiment de perte ne relève donc pas seulement des événements, mais de l’attitude adoptée face à ces derniers. Dans Albertine disparue, Proust montre que ce sentiment est lui-même destiné à disparaître, et que la conscience de cette disparition a quelque chose de terrifiant.