Résumé
Les forces de perte l’emportent toujours, et la conservation d’une œuvre est toujours provisoire. De sorte que le manuscrit perdu est l’objet d’un véritable « fantasme », en particulier dans l’histoire du roman : de Don Quichotte à Walpole, en passant par Laclos ou Goethe, nombre de romans prétendent être des manuscrits retrouvés ou traduits d’une mystérieuse source. Ce dispositif narratif fut une façon de légitimer la fiction en prose, qui, dans le régime des belles-lettres, souffrait d’un manque de dignité.
L’humanisme renaissant est en partie fondé sur l’arrivée de nombreux manuscrits oubliés, au point que le manuscrit fut parfois mythifié, de même que son « découvreur ». L’appétit de manuscrits retrouvés a nourri de véritables entreprises de faussaires, comme la prétendue lettre de Vercingétorix, écrite en ancien français, et « retrouvée » ou plutôt inventée par l’un des grands faussaires du XIXe siècle, Denis Vrain-Lucas.
Le thème du manuscrit traverse toute l’histoire littéraire, mais on observe, au XXe s., un « passage du rhématique au thématique » : de Paulo Coelho à Alain Nadaud en passant par Umberto Eco, le manuscrit n’est plus le cadre, mais devient le thème même du roman, l’objet de son intrigue. Dans la nouvelle « Tlön Uqbar Orbis Tertius » (Fictions), Jorge Luis Borges a su renouveler ce topos du manuscrit (re)trouvé, en faisant de cet objet l’occasion d’une expérience métaphysique, l’introduction d’un univers parallèle provoquant l’incertitude typique de la littérature fantastique. Et le grimoire maléfique Necronomicon dont parle l’une des nouvelles de Lovecraft fascina au point de susciter, dans les années 1970, une édition de ce livre imaginaire.