À travers l’histoire politique du souvenir d’Ambroise, saint évêque et patron de la ville de Milan, on visera une analyse critique de la notion de religion civique et, plus globalement, de l’articulation entre souveraineté et sacralité. S’appuyant sur les acquis d’une recherche individuelle et d’une réflexion collective [1], le cours tentera de mettre en forme, sur le mode de l’enquête généalogique, et dans la perspective d’un livre à paraître, une histoire de la disponibilité sociale d’une mémoire disputée.
Les XIIe et XIIIe siècles constituent la période cruciale d’invention de la tradition ambrosienne, mais en perçant cette strate communale, l’archéologie du souvenir bute rapidement sur une première couche de sédimentation mémorielle durant la période carolingienne, qui comporte elle-même des traces d’un passé plus ancien, faisant signe vers le temps d’Ambroise lui-même. Soumise à la tentation régressive que commande ici le motif archéologique, l’écriture de cette histoire affronte donc certains défis narratifs. Peut-on la raconter autrement que comme la chronique heurtée des manipulations du souvenir, chaque époque inventant le saint Ambroise dont elle a politiquement besoin ? Au patron des libertés civiques de l’époque communale succéderait le héros cavalier des seigneurs de Milan dont la militarisation du souvenir peinerait à neutraliser la charge subversive d’une mémoire disputée. Elle éclaterait à nouveau lors de la « République ambrosienne » des années 1447-1449, ouvrant une brèche dans l’unanimisme de façade et poussant ceux qui prétendent se passer de princes à s’abriter à l’ombre de ce grand nom. De là l’affaiblissement relatif de la remémoration ambrosienne au temps du principat restauré des Sforza, avant qu’au XVIe siècle l’archevêque de Milan Charles Borromée ne la relève pour exalter celui qui devient alors un nouveau champion de la Contre-Réforme.
Reste que cette reconstitution des usages politiques de la figure d’Ambroise, articulant arts de gouverner, arts de raconter et arts de remémorer, ne dit pas le tout de l’histoire de sa mémoire. Car celle-ci doit aussi repérer les ancres du souvenir, l’empêchant de dériver trop loin du passé tel qu’il fut. Ces lieux sont d’abord, au sens liturgique, des loci : une certaine manière de chanter les hymnes fonde la tradition du rite ambrosien dans l’idéal d’un passé continué. Ils sont ensuite des lieux textuels : l’œuvre d’Ambroise, l’une des premières rassemblée au XIIe siècle en opera omnia, connut une canonisation précoce, conservée in situ dans le trésor de la basilique Sant-Ambrogio de Milan, le corpus y voisinant avec le corps du saint. Ils sont enfin les lieux d’une configuration monumentale, faisant de Milan une machina memorialis où le souvenir s’accroche à des édifices, formant ce que l’on pourrait appeler, en paraphrasant le titre du livre de Maurice Halbwachs, une topographie légendaire. Ainsi menée, cette histoire, parcourant toute la gamme des pouvoirs, n’espère rien d’autre qu’approcher la texture même du temps.