Comme habituellement, les textes en langue originale se trouvent dans le résumé téléchargeable ci-dessous.
La fameuse strophe dite des jumeaux : Y 30.3
Lors de la dernière leçon, nous avons commencé à aborder la syntaxe de cette strophe : l’indication fournie par l’enclitique hī et la restitution de vaxšiiā « je vais dire » dans le premier hémistiche de la première strophe. Continuons notre investigation syntaxique :
- L’enclitique hī, occupant la deuxième position de phrase, indique clairement que le mot qui le précède est le premier de la phrase, soit š́iiaoθanōi. Ici, on peut considérer que manahicā vacahicā š́iiaoθanōi (locatif de temps) forme un groupe unitaire puisqu’il s’agit de la fameuse triade « pensée, parole et action ». De ce fait, chaque vers constitue un ensemble.
- L’enclitique hī, au duel, nous indique qu’il y a deux manières de penser, de parler et d’agir : vahiiō « la meilleure » ou akǝm « la mauvaise », adjectif au neutre ne pouvant donc pas se rapporter au mainiiu.
- ås°, duel indifférencié quant au genre, implique une ambiguïté puisqu’il peut se rapporter à la triade ou aux deux mainiius.
Du point de vue syntaxique, la traduction serait donc la suivante : « (Je vais dire) les deux mainiius antiques qui, durant le sommeil, ont été considérés comme jumeaux, (mais) au moment de penser, de dire (et) de faire, il y a la bonne et la mauvaise manière de penser, de dire et de faire. Entre les deux, les généreux font d’emblée la différence, non les avares ».
La sémantique
Dans ce vers, les problèmes sont d’ordre différent et de gravité extrêmement irrégulière :
- hudāh-, cf. véd. sudā́s signifie « généreux, celui qui fait de beaux cadeaux » s’opposant ainsi à duždāh « celui qui fait de mauvais cadeaux, avare ».
- La triade « pensée-parole-action » : à comprendre de manière éthique ou rituelle ? Pour y répondre, il nous faudra étudier le contexte.
- pauruiia « premier », mais en importance ? en ordre d’apparition ?
- yǝ̄mā « jumeau », souvent associé à une signification mythologique, mais est-ce vraiment le cas ici ?
- xvafǝnā « le sommeil », cf. skt. svapna-, interprétation qui a toujours posé problème aux différents traducteurs, ici à traduire plutôt comme un complément de temps « pendant le sommeil ».
Le contexte
Cette strophe survient dans un contexte, qui nous permettra d’élucider certaines difficultés. La strophe précédente, le Y 30.2 inaugure l’entrelacement du thème de la discrimination (vīciθahiiā) et du choix (āuuarǝnå), deux actions dont il va être question jusqu’à la strophe 6. Quant au nom du sommeil au Y 30.3, il devient moins surprenant si l’on considère la strophe précédente où il est question d’éveiller chaque homme, l’un après l’autre.
De manière plus générale, ce texte survient dans une opération rituelle qui consiste à sacraliser le feu en lui offrant progressivement sa dimension rituelle. Au Y 30.3, c’est le moment où se produit l’identification du feu au mainiiu, ce qui établit tout de suite un parallèle avec le Y 36 (cf. Y 36.1 « Avec le clan fondamental de ce feu (āθrō), nous te servons, ô Maître Mazdā, (et nous) te (servons) avec ton état d’esprit (mainiiū) »).
Les divergences du Y 36 avec les Gāθās : qu’en reste-t-il ?
1. La liaison entre le feu et le mainiiu est acquise, car la strophe 3 a ajouté le mainiiu au tableau.
2. La liaison avec la triade est accomplie car elle fait l’objet du deuxième vers de la strophe du Y 30.3 et du Y 36.4-5.
3. Le cas de l’adjectif pauruiia « premier ». Il apparaît au Y 30.3 et au Y 36.1. Dans ce dernier passage, soit il peut s’agir d’un loc. sg. en forme adverbiale, soit il faut considérer paouruiiē comme un traitement phonétique d’un -iia final en -iiē, de ce fait, les deux mainiius deviennent premiers. Cependant, l’examen des attestations du terme amène à une autre solution. En effet, seules deux attestations vieil-avestiques comme qualificatif de mainiiu sont possibles (Y 30.3 et Y 45.2 at̰ frauuaxšiiā aŋhǝ̄uš mainiiū pauruiiē « je vais proclamer les deux mainiius pauruiiē de l’état d’existence »).
Les attestations de mainiiu
Le Y 28.1 « je demande le pauruiia du mainiiu faste » atteste l’adjectif premier en tant que substantif : paouruuīm « fait initial, premier » avec un déterminant au génitif mainiiǝ̄uš spǝṇtahiiā « du mainiiu faste ». L’adjectif pauruiia ressurgit comme dernier mot de la dernière strophe du Y 28.11 : « Enseigne-moi à réciter en fonction de ton mainiiu (les hymnes) par lesquels l’état pauruiia va se constituer ! ». Ici très clairement l’adjectif est accordé à aŋhuš. Puis le terme est également attesté au Y 30.3, au Y 30.4 où il y a à nouveau une substantification de l’adjectif premier, et au Y 30.7. Et dans le Y 36.1, nous avions interprété paouruiiē comme instrumental accordé à vǝrǝzǝ̄nā.
Le Y 28.1 et Y 30.4 attestent la substantification de l’adjectif « premier », dès lors, le locatif du nom ne fait plus difficulté : « au moment du début » avec un locatif complément de temps. Il y a référence à un moment ressenti comme initial, ce qui nous plonge de manière très claire dans le contexte d’une opération rituelle déterminée.
Le Y 30.3 et le Y 36.1 mentionnent le même mot et la même notion, donc une nouvelle différence est abolie.
4. L’échappée vers le ciel au Y 36.6 : « Nous te reconnaissons, ô Maître Mazdā, le corps le plus beau des corps : ce ciel, parmi les hauteurs, celle qui est aussi haute que le soleil vu par un d’ici bas » où le feu est l’image d’Ahura Mazdā, forme visible qui est un fragment de la grande lumière céleste qui parcourt l’espace depuis la terre jusqu’au soleil. Et le Y 30.5 nous dit : « Le trompeur d’entre les deux mainiius choisit de faire les pires actes, (tandis que) le mainiiu très faste, revêtu de pierres très dures, choisit l’Agencement, ainsi que ceux qui accueillent Ahura Mazdā avec zêle par des actes continus » où l’esprit est notre échappée céleste.
Le terme mainiiu sur le plan osseux
Le mainiiu qui est revêtu de pierres montre très clairement que le mainiiu du point de vue du monde osseux est l’espace céleste de la terre jusqu’au ciel. Du coup, on peut comprendre le terme « jumeau » : dans la mesure où le mainiiu est matériellement l’espace céleste, « jumeau » fait référence au jour et à la nuit : l’espace diurne et l’espace nocturne. L’un est ressenti comme mauvais, l’autre comme bon.
Le terme mainiiu sur le plan mental
Le Y 43, le premier chapitre de la seconde Gāθā (GU), atteste un témoignage intéressant sur le processus mental que représente le mot mainiiu. Cette Gāθā a comme caractéristique de rassembler des textes marqués par un refrain et, de plus, elle échappe au système de l’elllipse. Le feu est mentionné dès la quatrième strophe : Y 43.4 « Je vais penser que toi et le faste immobile, ô Mazdā, vous êtes deux mains … par la chaleur de ton feu qui a l’autorité d’Aṣ̌a ». Le Y 62.8 nous confirme que le faste immobile désigne bien le feu : ātrǝm spǝṇtǝm yazamaide taxmǝm hǝṇtǝm raθaēštārǝm (yazūm) (= Vyt 26) « nous sacrifions au feu bienfaisant, immobile, guerrier et (jeune) ». Puis, nous avons une attestation au Y 43.7 : « “Je pense, ô Ahura Mazdā, que tu es faste lorsqu’il m’entoure de bonne Pensée et me demande : « Qui es-tu ? De qui es-tu (le fils) ?” » et au Y 43.8 : « “Je lui dis d’abord que je suis Zaraθuštra” ». Nous avons ici un rite d’hospitalité, or le feu est l’hôte par excellence. Le terme est encore attesté à deux reprises au Y 43.12 : … yā vī aṣ̌īš, rānōibiiō sauuōi vīdāiiāt̰ et au Y 43.16 : « “Ô Ahura Mazdā, voici que Zaraθuštra choisit ton mainiiu qui est le plus faste…” ». Le procédé mental est la reconnaissance d’Ahura Mazdā comme le dieu spǝṇta : θβā man- spǝṇta « penser que tu es spǝṇta » avec une construction en double accusatif. Remarquons le parallèle : Y 29.10 azǝ̄mcīt̰ ahiiā mazdā, θβąm mǝ̄ŋ́hī paouruuīm vaēdǝm et Y 31.8 at̰ θβā mǝ̄ŋ́hī paouruuīm, mazdā yazūm stōi manaŋhā.
Nous avons essayé d’éclairer cette fameuse strophe, de la situer dans le processus liturgique qui est en cours et de voir qu’il s’agit d’un des chaînons de la préparation sacrée du feu, conduisant au moment du sacrifice.