Comme habituellement, les textes en langue originale se trouvent dans le résumé téléchargeable ci-dessous.
La mise en action du feu : la suite du processus
Conclusions du Y 30.3
Lors du dernier cours, nous avons analysé le Y 30.3, ce qui nous avait permis de mettre en avant qu’il s’agissait d’une action rituelle déterminée dans le processus d’installation et de sacralisation du feu au mainiiu d’Ahura Mazdā. Le mainiiu est, du point de vue osseux, l’espace d’une part diurne, d’autre part nocturne, et, du point de vue mental, l’avis sur la nature d’Ahura Mazdā.
Y 30.3 « Maintenant que se produit le début, (je vais dire) les deux mainiius qui, pendant le sommeil, ont été considérés comme jumeaux, (mais) au moment de penser, de dire (et) de faire, il y a la bonne et la mauvaise manière de penser, de dire et de faire. Entre les deux (mainiius), les généreux font d’emblée la différence, non les avares ».
Peut-on parler de dualisme ?
Cette strophe passe emblématiquement pour traduire le dualisme des Gāθās. Mais peut-on réellement parler ici de dualisme ? Nous avons un texte liturgique et nous ne disposons pas de textes témoins pour les Gāθās d’un processus de mythologisation, mais ce n’est pas parce que les textes n’en parlent pas, que cela n’existe pas ! De plus, peut-on vraiment appliquer la notion de dualisme, fortement connotée, à notre texte ? Il est préférable de parler de la mise en place d’un système d’antagonisme.
Suite du processus
Le feu sacrificiel vient d’être allumé et a probablement été consacré en demandant aux dieux de descendre vers lui. Nous sommes dans la seconde partie de la nuit et ce feu n’est pas encore aisé à distinguer des ténèbres. Dans le Y 30.4, les deux mainiius se rencontrent :
Y 30.4 « Or, le fait fondamental que ces deux mainiius se rencontrent soumet la vie et l’absence de vie au fait final que le pire état d’existence sera celui des trompeurs, tandis que pour l’aṣ̌auuan sera la meilleure pensée ».
Nous avons ici un antagonisme de contact entre la faible lueur de quelque chose et la ténèbre. Cette situation doit faire l’objet d’une discrimination, donc un choix. Ce dernier doit susciter un déplacement dans l’espace, déjà annoncé au Y 30.1 : išǝṇtō, puis Y 30.6 hǝ̄ṇduuārǝṇtā « (les démons) courent » et au Y 30.7 jasat̰ « il vient ». Ce mouvement trouve son accomplissement dans la métaphore au Y 30.10 :
Y 30.10 « Que la mise-à-bas du [1 mot] de la Tromperie se produise, mais que de très rapides (coursiers), qui gagneront la bonne renommée, soient attelés pour aller jusqu’à la bonne habitation de la bonne Pensée, de Mazdā et de l’Agencement ! ».
Il s’agit d’une course d’attelage qui a pour prix le srauuah, véd. śrávas d’un racine sru- « entendre », qui peut signifier « l’hymne » ou « la renommée ». On trouve une métaphore parallèle à la fin du sacrifice, mais avec le mīžda « le prix de victoire », c’est-à-dire l’immortalité. Ici, le srauuah survient comme objet d’un énoncé et désigne peut-être le bruit rituel (crépitement du feu, bruit des mortiers) qu’il faut faire entendre à l’oreille des dieux.
La strophe suivante insiste sur la notion d’uruuātā, véd. vratá-. Il s’agira d’établir avec les divinités un vrata :
Y 30.11 « Que les règles de Mazdā fonde par l’accessibilité et l’inacessibilité, même si vous cherchez à les maîtriser, ô (mauvais) hommes, participent à la volonté (de Mazdā) par le long dépérissement qui est pour les partisans de la Tromperie et par les opulences qui sont pour les partisans de l’Harmonie ! ».
La traduction usuelle de ce terme est « ordre, commandement », mais il faut peut-être manifester un certain scepticisme vis-à-vis de ce sens-là. En effet, le terme est indissociable de uruuaθa. uruuātā « alliance » est à uruuaθa « celui qui respecte l’alliance » ce que v.av. dāta « dispositions, règles, obligations sacrificielles » est à dāθa- (< *dāt-h2a-) « celui qui respecte les obligations rituelles ». Ceci nous invite à voir dans le vrata une forme d’alliance, soit ici l’établissement autour du feu rituel d’une alliance avec les divinités. Pour cela, il faut faire le vide autour du feu :
– murmurer pour ne pas être entendu par les adversaires :
Y 31.1 « Vos traités que nous murmurons, nous les définissons comme des paroles que ne peuvent entendre ceux qui, conformément aux traités de la Tromperie, détruisent les êtres-vivants de l’Agencement, mais comme (des paroles) très bonnes pour ceux qui ont confiance en Mazdā ».
– écarter tous les vivants :
Y 31.3 « Le traité que (tu offres par le feu, le mainiiu et l’Agencement) à ceux qui en ont le désir, dis-le nous, ô Mazdā, de la langue de ta bouche, afin que nous en prenions connaissance (et) que, par lui, j’écarte tous les vivants ».
– inviter exclusivement les divinités :
Y 31.4 « Quand les Ahuras seront là, l’Agencement qu’il faut inviter et Mazdā, avec la Mise-en-mouvement et la Juste-pensée, j’exigerai d’eux avec la très bonne Pensée de posséder un pouvoir autoritaire, dont la croissance nous permettra de vaincre la Tromperie ».
On constate ici le rassemblement du panthéon : Ahura Mazdā, Aṣ̌a, Vohu Manah, Xšaθra, Ārmaiti, et Aṣ̌i. Nous assistons à un rassemblement à deux autres moments dans la GA : lors de la libation de Haoma et lors de l’offrande de graisse dans le feu. Ce qui se passe ici est accompagné par des opérations qui consistent à faire grandir la flamme du feu, cf. Y 31.4 : vǝrǝdā « par l’accroissement », Y 31.6 : vaxšat̰ « il accroît », Y 31.7 uxšiiō « tu grandis ».
Les flammes du feu, ce sont certes des mains, mais ce sont aussi des langues, ici celle d’Ahura Mazdā. On va lui demander de parler, cf. Y 31.3, 5 vaocā ou encore Y 31.6 vaocāt̰. Il y aura donc un contact oral avec les divinités afin d’établir une alliance. Ensuite, il y aura une prise de conscience cosmogonique et un interrogatoire.
Le Y 31.8 porte un double sens dans l’identification d’Ahura Mazdā avec la lumière du feu. Le feu a toujours existé, mais le feu sacrificiel est celui d’aujourd’hui :
Y 31.8 « Je pense par la pensée, ô Mazdā, que tu es l’aîné/ancien, quoique tu sois le cadet/aujourd’hui et le père de la bonne Pensée quand je saisis par la vue que tu es le fondateur (et le) consolidateur de l’Agencement, l’Ahura parmi les actes de l’état-d’existence ».
L’invitation à parler va se transformer en interrogatoire (frāsa). Et au Y 31.16, quelque chose de nouveau va se produire :
Y 31.16 « Je (te) demande aussi en quoi le hudānu qui aspire au pouvoir sur la maison, le territoire et le pays, pour qu’ils prospèrent, est pareil à toi, ô Ahura Mazdā, quand il sera là et en vertu de quel acte ».
On demande quand quelqu’un (huuō) sera présent, en le qualifiant de hudānuš, cf. véd. sudā́nu-, qui est une qualification fréquente du feu du côté indien. Or, le dānu désigne l’embrun, c’est-à-dire un liquide qui n’est pas compact, une sorte de vapeur humide. Ici, on demande quand le feu sera-t-il dégoulinant, c’est-à-dire dégoulinant de l’offrande de graisse. Ce terme introduit la perspective des offrandes de la fin. Le reste de la strophe atteste le rassemblement des cercles de l’appartenance sociale (maison, territoire, pays), ce qui créé un parallèle avec le Y 36.1 « nous formons le clan de ce feu » et éteint l’avant-dernière différence irréductible avec le YH.
À partir du Y 31.8, le climat va changer avec la mise en place d’une situation d’antagonisme, et, c’est à ce point que la prochaine leçon sera consacrée.