Comme d'habitude, les textes en langue originale apparaissent dans le résumé téléchargeable ci-dessous.
Examen de la fin du Y 31
Nous avions terminé en mettant l'accent sur l'importance de l'appellation hudānu et l'apparition des divers cercles de l'appartenance sociale au Y 31.16 : « Je (te) demande aussi en quoi le hudānu qui aspire au pouvoir sur la maison, le territoire et le pays, pour qu'ils prospèrent, est pareil à toi, ô Ahura Mazdā, quand il sera là et en vertu de quel acte ».
La strophe suivante comporte un deuxième vers très significatif avec l'appel à prendre la parole, adressé aux divinités. Il s'agit ici du transfert du savoir de la divinité au sacrifiant :
Y 31.17 « De deux choses l'une, est-ce celui qui soutient l'Agencement ou le trompeur qui obtiendra le plus grand (pouvoir) ? Que le savant le dise au savant ! Que l'ignorant cesse de leurrer ! Sois, ô Ahura Mazdā, le frondeur de notre bonne Pensée ! ».
Après la transmission du savoir, celle de la prise de parole puisqu'il faut écouter le sacrifiant :
Y 31.19 « (Mais que chacun d'entre vous) écoute, ô Ahura(s), (les formules et les leçons) du savant, le guérisseur de l'état-d'existence, qui a compris l'Agencement et dispose à volonté de sa langue pour l'énoncé rectiligne de ses mots grâce à ton feu flamboyant, ô Mazdā [lors du bon, lors de la vīdāiti des deux rānas] ! ».
Les deux dernières strophes du Y 31 attestent la fin de l'opération ignée, puisque le feu est devenu le feu sacrificiel, apte à recevoir le sacrifice.
Au Y 31.21, l'apparition du terme sar- « union », c'est-à-dire l'union avec le monde divin, montre la réalisation du projet de l'alliance (vratá-) avec les divinités :
Y 31.21 « Afin qu'il accède à une abondante et féconde union avec la santé, l'immortalité, l'Agencement et le pouvoir, Ahura Mazdā accorde la vénusté de la bonne Pensée à celui qui est son allié (uruuaθa) par le mainiiu et par les actes ».
Dans la strophe suivante, les noms subsidiaires du feu, tels que vāzišta- « très véhiculeur » et asti- « hôte » apparaissent :
Y 31.22 « Les signaux-lumineux sont pour le généreux qui les repère par l'effort de sa pensée [hendiadys : par l'effort et la pensée]. Celui-ci flatte l'Agencement avec pouvoir, parole et acte : qu'il soit, ô Ahura Mazdā, ton hôte très véhiculeur ! ».
De ce fait, la dernière différence non fondamentale avec le YH est à présent éteinte, puisque les noms du feu ont été prononcés. Il reste cependant deux différences fondamentales inexplicables :
- différence de processus : dans le YH, tout est à donnée immédiate alors que la GA atteste un processus complexe, élaboré et progressif ;
- le YH ignore l'antagonisme alors que les Gāθās attestent une rhétorique praise and blame. Ce sont deux techniques rituelles différentes.
Résumé du processus de sacralisation du feu
- Y 30.3 : identification du feu au mainiiu d'Ahura Mazdā et mise en rapport avec la triade du comportement rituel : pensée-parole-action.
- Y 30.11 : réalisation d'une alliance (vratá) avec les bonnes divinités.
- Y 31.4 : le panthéon : Ahura Mazdā, Aṣ̌a, Vohu Manah, Xšaθra, Ārmaiti et Aṣ̌i, est rassemblé autour du feu par une invitation dans le but de réaliser un vratá.
- Y 31.16 : le corps social se rassemble autour du feu.
- Y 31.16-19 : transfert du savoir et de la prise de parole aux sacrifiants.
- Y 31.21-22 : le vratá est réalisé sous la forme d'un rapport d'hospitalité entre sacrifiants et divinités.
Sortir de la situation d'antagonisme
Le feu est prêt pour le sacrifice, mais avant de procéder aux offrandes (Haoma et carnée), il faut sortir de la situation d'antagonisme apparue avec le Y 30.3. Il faut donc régler le problème des daēuuas.
Le terme montre un phénomène de démonisation, en effet, l'avestique daēuua correspond au véd. devá, au lat. deus < ie. *deiu̯ó « dieu ». Alors comment expliquer ce phénomène ?
- Haug (1862) a remarqué une inversion, presque symétrique, qui se produit dans le domaine indien. En effet, deva «dieu» a pour équivalent daēuua «démon», par contre le mot asura- «démon (indien)» correspond à ahura. Mais elle n'est pas parfaitement symétrique. En effet, asura peut avoir un usage positif dans les plus anciens livres du RigVeda. Il postule donc deux étapes : 1. Les Iraniens auraient favorisé la classe des dieux ahura contre la classe des dieux deva. 2. Zaraθuštra aurait magnifié un ahura parmi les autres : Ahura Mazdā. Haug voit dans la démonisation des daēuuas une origine indirecte au monothéisme mazdéen.
- objections : impossibilité de constater une opposition claire entre deux classes de divinités et pourquoi Zaraθuštra se mettrait-il à rejeter les daēuuas qui le sont en principe depuis longtemps et ne dirait rien de négatif contre les autres ahuras ?
- L'autre explication est simplement de voir dans le rejet des daēuuas l'affirmation directe et immédiate du monothéisme (hypothèse de Lommel, 1930).
- un personnage historique particulier rejette le corps des dieux traditionnels pour affirmer l'existence d'un dieu unique, mais alors que faire de l'inversion indienne ?
Le Yasna 32
Le début fait le procès des daēuuas. Le texte traite des personnages condamnés. De ce fait, la langue du Y 32 contient certains aspects argotiques. En effet, les mots semblent dérivés d'une autre manière : š́iiaoθana- « acte » et š́iiaoman- « mauvais acte », raēxǝnah- « reste » et irixta- « reste (des daēuuas) » ou encore īš « force » et īšan- « la mauvaise īš ».
Le terme daēuua
Attestations du terme : aucune dans le YH alors qu'il l'est à dix reprises dans les Gāθās : 2x dans chaque Gāθā polyhātique et 4x dans le Y 32. Les démons du Y 32 ne sont pas ceux de l'Avesta récent.
Les démons de l'Avesta récent
- les démons grouillent, sont très nombreux ;
- on les tue par centaines ;
- le grand tueur de daēuuas est Sraoša ;
- ils sont nommés soit au moyen d'une allégorie mauvaise (par exemple Akataš « celui qui fabrique par menuiserie de mauvaises choses »), soit ils portent un nom qui n'est pas directement interprétable (par exemple Indar) ;
- ils sont mauvais sans équivoque ;
- ils sont druuaṇt « trompeur » et duždāh « avare ; malfaisant ».
Les démons des Gāθās
Il y a une question de hiérarchie. Les daēuuas ont un rang hiérarchique inférieur. Le Y 32.1 nous apprend que ce ne sont pas des rivaux d'Ahura Mazdā dans le monde divin, mais des sacrifiants parmi les autres. Ils veulent offrir le sacrifice à Ahura Mazdā et sont réunis autour du feu sacrificiel :
Y 32.1 « La famille, le clan ainsi que la tribu, et, à mon irritation, les daēuuas demandent le plaisir qu'accorde Ahura Mazdā, (en disant :) "Nous voulons être tes fumées. Ne cesse pas de contraindre ceux qui vous nuisent !" ».
Par contre, ils ont bien rang divin car on leur rend aussi le sacrifice :
Y 32.3 « Mais vous, tous les daēuuas, et celui qui vous offre déjà le sacrifice / le grand qui vous offre le sacrifice, vous êtes le signal-lumineux issu de la mauvaise Pensée, de la tromperie et de la négligence. Illusoires sont les actes qui vous font entendre sur toute la septième partie de la terre ».
Aucune épithète péjorative ne leur est directement appliquée. Quant à leur procès, il fait par Ahura Mazdā. Le sacrifice est refusé au nom des mauvaises notions (Y 32.3), antonymes de celles du Y 32.2 :
Y 32.2 « Ahura Mazdā, uni comme ami à la bonne Pensée et à l'Agencement ensoleillé, leur répond au sujet du pouvoir : "Nous choisissons votre faste et Juste-pensée. Qu'elle soit à nous ! ».
De plus, ils ne sont jamais nommés. Il s'agit toujours d'un corps anonyme et collectif au pluriel.
Le mot daēuua est très fréquemment coordonné à maṣ̌iia, véd. martiya, cf. par exemple :
Y 29.4 « Mazdā murmure sans cesse les préceptes qui ont été appliqués jusqu'ici par les dieux et les hommes et ceux qui seront appliqués désormais. Il est l'Ahura qui sait distinguer (ceux-ci de ceux-là). Qu'il en aille pour nous comme il le veut ! ».
Comment concevoir cette expression « les dieux et les hommes » dès lors que daēuua ne signifie plus dieu mais démon ? L'expression est une vieille locution indo-européenne : lat. dii hominesque, gr. θεοί ἄνθρωποι, véd. deva martiya. Il y a deux manières d'envisager les choses :
- il reste quelque chose de divin dans le terme daēuua. Mais alors comment considérer les choses en avestique récent où cette solution n'est plus envisageable ?
- dire que c'est une aberration et que l'on a réemployé la formule au mépris de son sens primitif. Cependant, c'est une explication qui ne peut pas convenir…
Dans les Gāθās, on trouve trois mots pour désigner l'homme en tant que mortel :
- marǝta, véd. marta- est le mortel, ni bon ni mauvais, jamais associé à daēuua ;
- maṣ̌iia et marǝtan sont associés à daēuua. On choisit l'un ou l'autre en fonction du besoin métrique.
D'une manière générale dans les Gāθās, ce sont toujours les daēuuas et les hommes. Toute l'expression a basculé dans le caractère péjoratif dès les Gāθās, ce qui montre que nous sommes à l'intérieur d'une tradition déjà bien ancrée.
Le Y 32.3 permet encore une autre remarque. Il s'agit à nouveau d'un trait formulaire avec l'expression daēuuā vīspåŋhō « tous les daēuuas » à mettre en regard du védique víśve devā́h (nom. pl.) « tous les dieux ». Louis Renou, dans son introduction aux Etudes védiques et pāṇinéennes, faisait remarquer qu'il s'agissait soit d'un groupe soumis à énumération, soit d'un groupe global, anonyme. Il termine son exposé introductif par cette phrase « c'est un groupe à la fois singulier et global, qui condense et parfois dégrade le niveau commun de la dignité divine » (page 11). Le terme « dégrader » peut nous intéresser dans le contexte du mazdéisme.