Les Gâthâs dites de Zarathushtra et les origines du mazdéisme (suite) (4)

[1] Maga et yāh

Ces deux mots sont mentionnés en rapport exclusif avec l’énumération des noms propres :

maga apparaît au Y 46.14, Y 51.11, Y 51.16 :
yāh apparaît également au Y 46.14, puis au Y 49.9.

Il nous reste encore à analyser la Gāθā Ahunauuaitī où les deux termes ne sont pas intégrés à l’énumération des noms propres, mais dans laquelle ils apparaissent plus tard au Y 29.11 et Y 30.2.

Que se passe-t-il dans le texte entre l’énumération des noms propres et la mention du maga et du yāh ? Il s’agit de la « plainte de l’âme de la Vache » (Y 29). Les attestations de maga et de yāh permettent d’intégrer au processus que représente l’énumération des noms propres la plainte de l’âme de la Vache.

maga

Ce terme ne se rencontre qu’en vieil-avestique. Quant à l’étymologie, elle ne nous est pas d’un grand secours puisque le parallèle avec l’indien maṃh- « accorder », d’où la traduction par « bienfait », s’est avéré faux. L’étymologie de Mayrhofer avec le skt. maghá- « force, pouvoir » ne semble pas opératoire dans les contextes dont nous disposons.

yāh

Le mot existe encore en avestique récent dans le composé yās-kǝrǝt- « faiseuses de yāh » (Yt 13.75) en parlant des Frauuaṣ̌is, soit une qualité que l’on attribue aux divinités. Quant à l’étymologie, elle est difficile par l’ambiguïté de deux racines yā « demander » et « aller en véhicule ». Si nous gardons la première solution, il faut se demander quelle est cette grande demande ? Un indice se trouve dans le Yasna Haptaŋhāiti, qui mentionne le terme au Y 36.2 : « Toi que voilà très exaltant, puisses-tu rencontrer l’objet de notre demande, ô feu du Maître Mazdā ! Par l’exaltation que donne le très exaltant, par l’hommage que rend le très honorant, puisses-tu rencontrer la plus grande de nos demandes ! ».

Le Yasna Haptaŋhāiti se compose de trois parties : 1. Y 35-36 : introduction où le Y 35 est un discours sur l’acte (š́iiaoθana) et le Y 36 décrit la sacralisation du feu banal en un feu rituel ; 2. Y 37-39 : yasna central ; 3. Y 40-41 : ensemble de louanges et de demandes, soit un vahma. La transsubstantiation du feu est donc un préalable indispensable au sacrifice, qui ne peut commencer sans cela et qui apparaît au Y 36.

Le Yasna 29 ou la plainte de l’âme de la Vache

Ce texte représenterait l’antiphrase lorsque l’on parle du sacrifice sanglant. Il y aurait ici transfiguration d’une fonction liturgique avec Gǝ̄uš Tašan, le menuisier de la Vache, qui est chargé d’immoler la Vache, de la tuer puis de la débiter.

La structure du dialogue, qui compose les 9 premières strophes, est la suivante : 1. prise de parole de l’âme de la Vache ; 2. le Menuisier de la Vache relaye la plainte et l’interrogation de la Vache avec demande du ratu de la Vache ; 3. phrase difficile où une approximation du sens général a été donnée et non une traduction ; 4. Ahura Mazdā murmure ; 5. on propitie Ahura Mazdā avec les mains tendues (ustānāiš … zastāiš) ; 6. réponse d’Ahura Mazdā : « on n’a pas trouvé de ratu » ; 7. interruption du discours d’Ahura Mazdā ; 8. Gǝ̄uš Tašan semble parler ; 9. clôture du dialogue qui a été inutile puisque l’âme de la Vache poursuit sa lamentation.

En voici la traduction :

À vous, l’âme de la vache se plaint : Pour qui m’avez-vous charpentée ? Qui m’a taillée ? Rage et domination, entrave, lien et coup me tiennent ligotée. Puisque je n’ai d’autre pâtre que vous, donnez-moi satisfaction en faisant bien votre travail de pâtre !
Alors le menuisier de la vache interroge l’Agencement : Quel est ton ratu pour la vache ? Si jamais vous avez pu instituer, en même temps que le soin de pâture, le labeur de traire, quel Ahura voulez-vous qu’elle ait, qui s’oppose aux trompeurs et bouscule la Rage ?
[Il n’est pas suffisant de répondre « je suis sans hostilité pour la vache » (ou) « on ne peut savoir par quoi ceux d’en haut dirigent ceux d’en bas »]. C’est au plus impérieux des éternels que je vais humblement adresser mes appels.
Mazdā murmure sans cesse les préceptes qui ont été appliqués jusqu’ici par les dieux et les hommes et ceux qui seront appliqués désormais. Il est l’Ahura qui sait distinguer (ceux-ci de ceux-là). Qu’il en aille pour nous comme il le veut !
Nous deux, mon âme et celle de la vache pleine, nous [sommes] là, les mains tendues, à propitier Ahura Mazdā après l’avoir soumis à nos questions, (lui disant que) ni pour l’éleveur ni pour celui dont la vie va droit, il n’y a de survie parmi les trompeurs.
Alors Ahura Mazdā dit ce qu’il sait avec scansion : « Par un seul état-d’existence il n’a été trouvé ni (ellipse : un Ahura) ni un ratu conforme à l’Agencement. Moi, le charpentier, je t’ai taillée pour l’éleveur et le pâtre ». [Variante : θβorǝštar (= scr. Tvaṣṭar) t’a taillée pour l’éleveur et le pâtre].
Ahura Mazdā, d’accord avec l’Agencement, faste pour les (uruša ?) par cette leçon, taille pour la vache le mąθra de la libation et (celui du) lait. [Quelqu’un dit :] « Qui as-tu avec bonne Pensée qui les transmette aux hommes ? ».
[Quelqu’un répond :] « J’ai trouvé ici Spitāma Zaraθuštra que voici, le seul qui ait entendu nos leçons. Il souhaite, ô Mazdā et Agencement, nous faire savoir par un chant-de-célébration que je puis traire le sucre de sa bouche ».
Pourtant l’âme de la vache poursuit sa lamentation : « Il faudrait que je me contente de la voix incapable d’un homme sans force, alors que je veux qu’il ait du pouvoir grâce à la puissance īš ! Sera-t-il jamais là celui qui lui accordera la faveur de ses mains ? »

De quoi se plaint la Vache ?

La réponse se trouve dans le mot ratu. À la strophe 2, Gǝ̄uš Tašan demande à l’Agencement quel est son ratu pour la Vache. Ensuite, à la strophe 6, Ahura Mazdā répond qu’il n’y en a pas. De ce fait, il faut emprunter un chemin plus long pour arriver à un ratu « moment du temps ». La Vache se plaint car elle attend le moment sacrificiel de l’immolation et de l’offrande qui va envoyer son âme chez les dieux.

Que se passe-t-il maintenant ? Pourquoi interrompre le cursus rituel ?

Le Y 34.4 correspond au moment de l’offrande carnée dans le feu et voici la demande que l’on fait au feu à ce moment : « À toi, nous voulons, ô Ahura, que ton feu soit pour celui qui lui apporte le secours une aide claire, mais qu’il soit pour celui qui lui nuit un tort visible par les projectiles de ses mains ».

L’aide apportée par le feu est la condition absolue pour faire l’offrande de graisse et ainsi l’âme de la Vache pourra gagner le monde divin. Les notions d’aide et de main sont ici importantes puisqu’elles nous permettent un raccord avec ce qui se passe avant.

Au Y 28.2, on demande la capacité à pouvoir aider le feu (sujet elliptique de daidīt̰) : « Moi qui veux vous servir avec bonne Pensée, ô Ahura Mazdā, afin que vous me donniez les faveurs agencées des deux états-d’existence, celui de corps et celui de pensée, (faveurs) par lesquelles il dépose dans le bien-être ceux qui lui offrent secours, »

En allumant le feu, il devient repérable : Y 29.10 « Vous (= dieux), à eux (= sacrifiants), ô Ahura(s), donnez par l’Agencement et la bonne Pensée, l’autorité et le pouvoir qui font qu’il (= feu) garantit de sûrs quartiers et la paix ! Quant à moi, je suis d’avis, ô Mazdā, que c’est toi le premier qui le (= signal du feu) repères » et Y 29.11 « Où sont l’Agencement, la Bonne Pensée et le pouvoir ? Vous ô Mazdā, reconnaissez-moi d’emblée pour le grand maga au moment de (ellipse : rafǝnah- ?) qui sait s’orienter ! Maintenant ô Ahura(s), en bas vers nous vu notre générosité envers vous ! ».

Le feu est repérable et on a donc une direction vers laquelle se rendre. On constate l’introduction progressive d’expressions ayant trait à la lumière : Y 30.1 « Je vais dire, ô vous qui cherchez à venir, les louanges sacrificielles et (précatives) auxquelles même le savant doit prêter attention, (je vais les dire), ô attentifs, à l’intention d’Ahura et de l’Agencement, dont je me réjouis qu’il soit visible grâce aux lumières.

Puis il y a reprise du discours à l’impératif : Y 30.2 « Entendez au bruit et voyez à la flamme, avec la meilleure Pensée, les préférences de la discrimination, éveillant chaque homme avant le grand yāh pour qu’à chacun son corps apparaisse ».

On aurait ici une trace de mime avec la représentation de gens qui s’éveillent à la lumière du feu.

Lors de la prochaine leçon, nous allons reprendre toute la question du feu et y chercher une sorte de confirmation des hypothèses.