Résumé
Une première investigation dans le corpus épique attribué à Homère fait surgir quelques rares occurrences de daimōn au pluriel, en une stricte synonymie avec les theoi (Hom., Il., I, 222 ; VI, 113-115 ; XXIII, 595). Les daimones participent donc, d’une manière ou d’une autre, du statut divin. Quant à l’expression δαίμονι ἶσος, « semblable à un daimōn », ou « égal à un daimōn », elle implique qu’une action divine est en cours, à travers la figure du guerrier ainsi qualifié dans l’Iliade, que ce soit Diomède rendu clairvoyant par l’action d’Athéna, Patrocle portant les armes d’Achille ou Achille lui-même (e.g. V, 459 ; XVI, 705-706 ; XX, 447-448). L’expression πρὸς δαίμονα se situe dans le même registre (XVII, 99 ; XVII, 104), et ses occurrences permettent d’esquisser une première hypothèse : la référence au daimōn, dans ces cas-là, dessine l’effet d’une action divine sur un être humain dont les limites sont repoussées au-delà de ce qui est attendu et qui apparaît dans une dimension « suprahumaine » au sens strict. En dehors de cette formule daimoni isos et assimilés, l’action d’un dieu, traduite par daimōn, peut s’inscrire dans le registre de la persuasion, de l’audace, de la ruse ou de l’aveuglement, mais dépasser aussi le registre d’une emprise purement mentale et se manifester concrètement : c’est par exemple le cas quand la corde d’un arc se rompt alors que toutes les conditions étaient réunies pour que cela n’arrive pas (XV, 467-470). En conséquence, le daimōn n’est pas, comme on le lit souvent, une puissance indéfinissable en soi. Le recours à ce terme traduit plutôt l’ignorance de l’identité de son agent par celui qui la subit. Le seul cas d’un daimōn dont l’identité divine est connue du protagoniste qui en ressent l’emprise se situe au chant III (419-420), quand Aphrodite apparaît à Hélène sous les traits d’une fileuse spartiate sur les remparts de Troie. Mais Hélène a une clairvoyance bien plus grande que celle des mortels et ce passage, qui mêle étroitement theos, daimōn et divinité identifiée, vient soutenir l’hypothèse du daimōn comme « manifestation divine » potentiellement identifiable à défaut d’être toujours identifiée.