Résumé
Selon une seconde hypothèse, la relation R qui fait de deux concepts privés (les dossiers mentaux de deux individus distincts) des instances du même concept partagé est tout simplement le fait que les deux dossiers se rapportent à la même chose. Cette hypothèse « référentialiste », que nous avons rejetée comme principe d’individualisation des concepts privés, se révèle beaucoup plus acceptable si on l’applique aux concepts partagés. Selon cette hypothèse, il suffit, pour que deux sujets distincts puissent être dits partager un concept, que chacun de ces sujets possède un concept (un dossier mental) quelconque se rapportant à la même chose que celui de l’autre. Ou plus exactement : cela suffit dans les cas normaux.
Les cas normaux sont ceux où ce que j’appelle la norme strawsonienne est respectée. La norme strawsonienne demande qu’il y ait une correspondance bi-univoque entre les entités de l’environnement que le sujet se représente, et les dossiers mentaux au moyen desquels il se les représente. Elle implique que, quelle que soit l’entité représentée, un sujet rationnel doit se représenter cette entité à travers un et un seul dossier mental. Lorsque la norme strawsonienne n’est pas respectée par l’un des sujets candidats au partage conceptuel, le fait que les dossiers mentaux en jeu soient coréférentiels ne suffit plus à garantir le partage. Une condition supplémentaire doit alors être remplie : il faut que le contenu des concepts soit suffisamment semblable dans les deux cas.
La norme strawsonienne, toutefois, n’est pas universellement acceptée. Il y a une conception rivale que j’ai moi-même défendue dans le passé et selon laquelle, lorsqu’un sujet se rend compte que deux dossiers mentaux coréfèrent, il doit non pas fusionner les deux dossiers mais les « lier » de façon que l’information puisse circuler librement entre eux. L’existence d’une pluralité de dossiers coréférentiels n’est pas forcément une erreur, selon cette conception rivale, mais peut traduire simplement le fait que l’objet unique auquel les dossiers en question font référence nous apparaît sous des perspectives distinctes qui sont tout autant légitimes l’une que l’autre. Les concepts indexicaux incorporent de telles perspectives contextuellement changeantes. Les dossiers mentaux correspondants, parce qu’ils sont fondés sur une certaine relation contextuelle à l’objet, sont des dossiers temporaires qui ne sont disponibles pour penser à un objet que tant que nous sommes dans cette relation avec lui. Quand la relation change (quand le contexte change), nous devons recourir à un autre dossier mental pour continuer de penser à l’objet.
Mais, comme beaucoup d’auteurs l’ont souligné, le changement de perspective sur l’objet qui se traduit par le remplacement d’une expression indexicale (« aujourd’hui ») par une autre (« hier ») n’affecte pas plus la stabilité du concept sous-jacent que ne le fait le changement de conception. Contrairement à ce que je soutenais antérieurement, la perspective indexicale n’entre pas en ligne de compte dans l’individualisation du concept, identifié au dossier mince. Elle relève du dossier épais, tout comme la conception. Or ce que la norme strawsonienne proscrit, à juste titre, c’est l’existence simultanée d’une pluralité de dossiers minces se rapportant au même objet.