Résumé
Dans un cas frégéen, un sujet rationnel peut croire qu’une certaine entité possède la propriété F, et, dans le même temps, refuser de croire que cette même entité possède la propriété F. Il s’ensuit que les concepts, les constituants des pensées, ne sont pas individualisés par leur référence. L’argument de Frege en faveur de cette conclusion peut se résumer de la façon suivante : on ne peut pas individualiser les concepts par leur référence, car si on le pouvait, l’identité de référence impliquerait, dans les cas frégéens, l’identité des concepts, et l’identité des concepts entraînerait à son tour l’identité des pensées, et donc la violation de la contrainte cognitive selon laquelle un sujet rationnel ne peut simultanément adopter des attitudes contradictoires (l’acceptation et le rejet) vis-à-vis de la même pensée.
Selon Frege, les concepts ne sont pas individualisés par leur seule référence mais par la référence plus autre chose, que Frege nomme le mode de présentation. De quoi s’agit-il exactement ? Dans tous les exemples de cas frégéens, le sujet dispose de deux dossiers mentaux distincts se rapportant à la même entité (sans se rendre compte qu’il s’agit de la même entité). Cela suggère que le quelque chose en plus, jouant le rôle de mode de présentation, c’est le dossier mental : si l'on change le dossier mental, on change le concept, même si la référence est la même.
Mais il y a une ambiguïté dans cette notion de dossier mental. Dans le cours précédent, j’ai proposé de distinguer deux choses : le dossier en tant que tel – que l’on peut appeler le véhicule – et la conception qui est le contenu du dossier. Cette distinction révèle l’ambiguïté dont je parle : on peut entendre, par dossier mental, soit le dossier en tant que tel, indépendamment du contenu qu’il véhicule (le dossier « mince »), soit le dossier pourvu d’un certain contenu (c’est-à-dire l’ensemble véhicule + contenu, que j’appelle le dossier « épais »). Cette distinction étant posée, on montre que ce qui joue le rôle de mode de présentation, c’est le dossier mental épais, et non le dossier mental mince. Cette conclusion est-elle compatible avec l’idée que le contenu d’un concept (la conception) n’est pas constitutif de celui-ci et ne sert pas à l’individualiser ? Oui, à condition de distinguer le concept (identifié au dossier mental mince) et le mode de présentation (identifié au dossier mental épais et intégrant la conception). Le mode de présentation, dans cette perspective, c’est une phase, ou tranche temporelle, du concept, phase caractérisée entre autres choses par la conception véhiculée par le concept au moment dont il s’agit.