Qui a fondé l'assyriologie ? Pour Sir Ernest Wallis Budge, qui fut conservateur en chef des Antiquités d'Asie occidentale au British Museum de 1894 à 1924, aucun doute : le mérite en revient aux Anglais et le fondateur de l'assyriologie est Sir Henry Rawlinson. Pourtant, ce dernier souligna lui-même le rôle éminent de Jules Oppert, citoyen français d'origine allemande, dans son discours inaugural du deuxième Congrès international des orientalistes à Londres, en septembre 1874 : « Si quelqu'un a le droit de revendiquer la paternité de la science assyrienne telle qu'elle existe actuellement, c'est certainement cet éminent savant… » Rawlinson avait alors soixante-quatre ans ; Oppert seulement quarante-neuf ans et il avait été nommé professeur au Collège de France quelques mois auparavant. Quelle histoire se cache donc derrière cette apparente rivalité franco-britannique ? C'est ce que nous avons vu dans les deux premiers cours.
Il a fallu toutefois commencer par remonter assez haut dans le temps. On a d'abord évoqué les récits de voyageurs qui décrivirent certains sites importants, comme Benjamin de Tudèle, un rabbin qui au XIIe siècle arpenta les ruines qui font face à Mossoul, sur la rive orientale du Tigre, et les identifia correctement comme étant celles de Ninive. Pietro della Valle, en 1614-1626, fut le premier Occidental à rapporter des inscriptions cunéiformes ; en Iran, à Persepolis, il copia quelques signes d'écriture. Par la suite, des copies plus complètes des inscriptions de Persepolis furent effectuées, les plus importantes étant dues à Carsten Niebhur, qui les publia en 1778. Les premiers déchiffrements ont souvent été rétrospectivement qualifiés de fantaisistes. C'est seulement à partir de 1802 qu'on s'est trouvé sur un terrain plus sûr, avec les travaux de Grotefend. Reprenant l'idée que les inscriptions recopiées à Persepolis étaient celles de rois achéménides du VIe au IVe siècle avant notre ère, dont les noms et la succession étaient connus grâce aux sources grecques, il considéra en outre que leur titulature devait être peu ou prou la même que celle de leurs successeurs sassanides. À partir de là, il ne s'agissait plus que de logique et de combinatoire pour percer l'écriture cunéiforme dite persépolitaine. Grotefend réussit ainsi à trouver la valeur de douze signes et à déchiffrer dans deux inscriptions ces passages : « Darius, roi grand, roi des rois, fils de Hystaspes » et « Xerxes, roi grand, roi des rois, fils de Darius, roi des rois ». Les progrès s'enchaînèrent jusqu'au livre de Christian Lassen de 1836. C'est alors qu'intervint l'Anglais Rawlinson. Celui-ci recopia en Iran des inscriptions trilingues : d'abord celles du mont Alvand près de Hamadan, puis les inscriptions rupestres de Behistun (ou Bisutun), à proximité de Persepolis, d'ampleur considérable. Dans les deux cas, on avait affaire à trois versions différentes : nous savons maintenant qu'il s'agit du vieux-perse (comme pour les inscriptions déchiffrées par Grotefend), de l'élamite et du babylonien. C'est la version vieux-perse de Behistun qui fut publiée par Rawlinson en 1837.
Peu après se situe un événement qui, pour beaucoup d'auteurs, constitue le point de départ de l'assyriologie proprement dite : le début des fouilles en Assyrie en 1842. Paul-Émile Botta, vice-consul de France à Mossoul, commença à explorer les monticules situés en face de cette ville, qu'on savait receler les ruines de Ninive. N'obtenant pas de résultats très convaincants, il se transporta rapidement à dix-huit kilomètres de là : les villageois de Khorsabad lui avaient en effet signalé l'existence chez eux de ruines intéressantes. De fait, le palais de Sargon II n'allait pas tarder à sortir du sol, avec ses magnifiques bas-reliefs. Une partie d'entre eux furent transportés jusqu'à Paris : ils arrivèrent au Louvre en février 1847 et peu après le roi Louis-Philippe inaugurait le « Musée assyrien ». Botta avait lui-même recopié les inscriptions gravées sur les bas-reliefs qu'il exhuma. La publication dès 1843 des premières inscriptions découvertes, puis en 1849 de leur totalité, suscita un immense intérêt, renforcé en 1851 par celle des inscriptions que l'Anglais Layard avait découvertes dans deux autres capitales assyriennes, à Nimrud et à Ninive. En 1851, Victor Place reprit les fouilles de Khorsabad, tandis qu'une expédition dirigée par Fulgence Fresnel s'intéressa aux ruines de Babylone ; il était secondé par l'architecte Félix Thomas et par le philologue Jules Oppert, alors âgé de vingt-sept ans. L'écho de toutes ces découvertes dans le public fut considérable, au point qu'on a pu parler d'assyromanie : elle fut très développée dans l'Angleterre victorienne, mais toucha aussi la France. Malheureusement, l'année 1855 fut marquée par le « désastre de Gournah » : une partie des découvertes de Place et surtout celles de Fresnel furent englouties dans le Tigre. C'est également cette année-là, rentrant en Angleterre, que Rawlinson renonça à l'activité de terrain.