Résumé
Avec Marcel Proust, une théorie et une expérience de la lecture deviennent une théorie et un moteur de l’écriture. Telle serait l’intuition fondamentale de son système littéraire, pour parler comme Henri Bergson, selon qui toute philosophie serait la paraphrase d’une image indicible.
Il faudrait toutefois intervertir la proposition de Bergson : si à la source d’un système d’idées se trouve une image fondamentale, pourquoi inversement, à la source d’un système d’images et de mots, c’est-à-dire d’une œuvre littéraire, ne trouverait-on pas plutôt une idée ou un concept ? À la base du romantisme figurerait ainsi une théorie de l’expression lyrique ; à la base du symbolisme, une théorie du langage monde. Tandis que chez Valéry c’est une théorie de la création qui serait première, chez Proust ce serait l’expérience de la lecture décevante.
Cette lecture décevante se révèle à Proust adulte en tant que lecteur et traducteur de Ruskin : il traduit un livre qu’il croit aimer, et finalement ce livre le déçoit, de même que Swann se rend compte qu’Odette « n’était pas [son] genre ». Cette déception de la lecture de Ruskin n’est elle-même que la réminiscence d’une déception plus ancienne : celle de la lecture enfantine, où se révèle la finitude désespérante du livre.
Proust élabore en réponse la solution d’une œuvre, La Recherche, qui intègre sa fin dans un accomplissement organique, comme un parcours initiatique accompli et par le narrateur et par le lecteur. En somme, la déception de la lecture ouvre la porte à un dépassement : c’est une illumination négative qui fait accéder à un autre niveau. Il s’agit d’aller derrière les mots et les choses, vers la vision qui donne forme à l’œuvre.