Résumé
Thibaudet distingue, dans la mémoire sociale comme dans la mémoire individuelle, une mémoire-habitude et une mémoire-souvenir, suivant les termes de Bergson [1]. La mémoire-habitude est acquise et active : c’est l’automatisme chez un individu, « le par cœur » ; c’est la tradition dans la société. La mémoire-souvenir est spontanée et contemplative : c’est la mémoire volontaire chez Proust – le cas échéant déclenchée par un souvenir involontaire – ; c’est l’histoire ou l’historiographie dans la société.
Les deux mémoires sont antagonistes chez un individu, comme l’action et la contemplation : la mémoire-habitude est orientée vers le présent et le futur, la mémoire-souvenir vers le passé. Mais, poursuit Thibaudet, ce n’est pas le cas chez un artiste, exemplairement Proust, qui transforme le souvenir en action. Tel est bien le projet révélé dans Le Temps retrouvé. Et ce n’est pas non plus le cas dans la société, où les deux mémoires sont solidaires : le XIXe siècle est à la fois le siècle de l’histoire et celui de l’action, celui des professeurs et celui des entrepreneurs. Dans la société comme chez un artiste, la mémoire gratuite devient efficace. De Michelet à Lavisse, l’histoire de France a été ainsi convertie en patrimoine, en identité nationale, ou même en « énergie nationale » chez Barrès.
La mémoire collective, au sens qu’on lui donne aujourd’hui, n’est-elle pas d’ailleurs un euphémisme de la tradition ? Parce que celle-ci connote le conservatisme, l’académisme et le traditionalisme, la mémoire lui est préférée : elle serait la tradition sans le traditionalisme, ou encore l’avenir du passé. Le titre de ce cours, « Mémoire de la littérature », ne désigne-t-il pas lui-même la recherche d’une voie moyenne entre la tradition et l’intertextualité, entre la convention et la désorientation ?
Cette opposition de la mémoire à l’histoire de la littérature a aussi intéressé Harald Weinrich pour qualifier « la pensée spatialisante » d’E.R. Curtius dans son grand livre, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin (1948) [2]. Curtius étudie le réservoir universel de l’Antiquité gréco-latine dans le Moyen Âge latin. Les topoi de la rhétorique, patrimoine culturel de l’Europe, restent des « constantes » rencontrées à chaque pas dans les littératures modernes. Pour Curtius, la littérature dépend moins d’une histoire linéaire, dialectique et progressiste, où le nouveau déplace et supplante l’ancien, qu’elle ne transmet et projette l’ancien dans le nouveau. Deux visions du mouvement de la littérature sont ainsi contrastées, l’une progressiste et l’autre mémorielle, l’une éliminatoire et l’autre accumulative.