Résumé
Toute vraie littérature est classique, mais au sens d’impure, complexe, profonde, vitale, intégrale, ouverte, et aussi d’internationale, cosmopolite, russe et anglaise, enfin comme anti-scolaire. Proust réinvente le XVIIe siècle, son XVIIe, sa tradition classique, sa généalogie et ses précurseurs, sa mémoire de la littérature.
On trouve dans la Recherche de nombreux développements sur cette complexité, complication ou complexification de l’œuvre d’art, processus indéfini auquel Proust est très sensible. C’est notamment ce que le narrateur appelle le côté Dostoïevski de la littérature, opposé à son côté Princesse de Clèves, réglé et réservé. La mémoire contre l’histoire implique un certain désordre chronologique, lié au parti pris non progressiste du développement littéraire. Le narrateur voudrait que la littérature représente le monde du point de vue des effets, non des causes, c’est-à-dire de l’égarement, de la désorientation, du manque de repères qu’on éprouve dans une ville inconnue, dans un livre ou dans une sonate. Mme de Sévigné et Dostoïevski, ou encore Elstir, le peintre imaginaire de la Recherche, nous donnent à voir les choses dans l’ordre de nos perceptions, non pas comme on sait qu’elles sont.
Le narrateur trouve un plaisir évident à cette association hétérogène, disparate et arbitraire entre Sévigné, Dostoïevski et Elstir, en dépit des dates, des langues et des genres : une épistolière du XVIIe siècle, un romancier russe du XIXe siècle, un peintre imaginaire du XXe siècle. Cette assimilation anachronique illustre la nature de l’histoire des écrivains par opposition à l’histoire des professeurs, comme une histoire à rebours. Après Dostoïevski, on relit autrement Sévigné, et après Proust, on relit autrement Sévigné et Saint-Simon, ou encore Racine et Baudelaire. Deux histoires se font concurrence, l’officielle et la vivante, ou encore l’histoire et la mémoire, car la mémoire est par définition composite et enchevêtrée.
La littérature comme mémoire et non comme histoire appelle enfin une dernière image : pour la mémoire, la littérature est une personne, comme la France de Michelet. « L’Allemagne n’a pas de centre, l’Italie n’en a plus. La France a un centre ; une et identique depuis plusieurs siècles, elle doit être considérée comme une personne qui vit et se meut. Le signe et la garantie de l’organisme vivant, la puissance de l’assimilation, se trouve ici au plus haut degré », écrivait Michelet dans la préface à l’Introduction à l’histoire universelle. Il disait encore que « la France [est] le pays du monde où la nationalité, où la personnalité nationale, se rapproche le plus de la personnalité individuelle », dans le Tableau de la France, texte familier de Proust. Curtius, patron de la mémoire littéraire, voyait, dans son Essai sur la France de 1932, cette « personnalité géographique » de la France, « fruit de son histoire », comme une espace « spirituel » représenté par excellence dans sa littérature, laquelle transcende les localismes et les provincialismes.