Résumé
Une image résumera les rapports du livre et de l’espace, de la mémoire et de la reconnaissance, c’est celle de la « boussole intérieure ». Albert Thibaudet associe souvent le roman et la nature, songeant à « l’épaisse forêt du roman » russe ou anglais, roman déposé, non composé comme le récit français, et il lui compare la vie, qui nous semble aléatoire mais dont on découvre après coup qu’il y avait pour chacun de nous une « ligne de vie », ce que Schopenhauer, dit-il, appelle « un sens caché de direction, une boussole intérieure, grâce à quoi chacun de nous se trouve mis sur la voie qui est la seule qu’il lui faille suivre, mais dont aussi il n’aperçoit la direction régulière et logique qu’après qu’il l’a déjà parcourue [1] » Thibaudet traduit par « boussole intérieure » ce que Schopenhauer nommait « der innere Kompass », « le compas intérieur », comme Proust comparait l’automobile prenant possession du terrain à un compas sur une carte, et comme nous voyons la tête chercheuse ou chasseuse du lecteur.
Or cette image datée de la « boussole intérieure » n’est pas absente chez Proust, toujours dans un contexte passionnel, par exemple à propos des relations avec Gilberte : « Puis j’étais irrésistiblement ramené vers elle par ma pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement de la boussole intérieure persistèrent quand je fus rentré, et se traduisirent par les brouillons des lettres contradictoires que j’écrivis à Gilberte » (I, 574-575). Ou avec Albertine : « […] si j’étais un peu calmé, je ne me sentais pas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, qui caractérise l’attente, persiste encore après l’arrivée de l’être attendu » (III, 135). C’est l’amour qui affole la « boussole intérieure ».
Chez Schopenhauer, cette boussole intérieure était liée à la lecture, même s’il entendait celle-ci de manière négative, comme un substitut : on a besoin des livres, disait-il, quand notre boussole intérieure fait défaut. C’était néanmoins reconnaître le rapport capital de nos lectures et de notre boussole intérieure, celle qui nous donne un sens de l’orientation dans les livres et dans la vie.
Thibaudet, encore plus bergsonien que Proust, ne spatialise pas moins et la mémoire et la littérature. Pour eux, le devenir est toujours pensé en termes spatiaux. Ils substituent une géographie à l’histoire. C’est que l’histoire de Michelet les a marqués à jamais, telle qu’elle est perçue dans ce texte préféré de Proust, le Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale, préface du deuxième tome de l’Histoire de France, publié en 1833, et vue cavalière du pays : « Montons sur un des points élevés des Vosges, ou, si vous voulez, du Jura. » Thibaudet et Proust lisent pour ainsi dire Bergson avec la boussole de Michelet.