Résumé
Distincte de l’histoire, la mémoire de la littérature est compliquée, contradictoire, impure, comme un terrain à la géologie enchevêtrée. Non linéaire, elle rend possibles les remontes à contre-courant, les « réminiscences anticipées » et les « ressouvenirs inconscients ». Proust s’élève contre l’histoire progressiste appliquée aux arts – musique et peinture – dans un morceau célèbre et ironique de Sodome et Gomorrhe où la vision scolaire de l’évolution de l’art moderne est défendue par la jeune Mme de Cambremer, adepte du progrès dans les arts : « Parce qu’elle se croyait “avancée” et (en art seulement) "jamais assez à gauche", disait-elle, elle se représentait non seulement que la musique progresse, mais sur une seule ligne, et que Debussy était en quelque sorte un sur-Wagner, encore un peu plus avancé que Wagner » (III, 210).
Le narrateur, qui se moque d’elle en l’assurant que Debussy aime Chopin et que Degas admire Poussin, lui oppose l’idée très proustienne de l’art comme solidarité de l’ancien et du nouveau, comme tradition ou comme mémoire. Une phrase résume son refus de l’histoire bourgeoise : « Il y a des morceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubert dans Montesquieu » (III, 211). Ainsi la peinture ou la littérature renverse-t-elle le sens du temps.
Malcolm Bowie – remarquable critique disparu quelques jours avant cette leçon et à qui on a rendu hommage – avait analysé la logique complexe de la mémoire littéraire à l’œuvre dans la Recherche : « Les personnages de Proust utilisent les références et allusions littéraires comme une monnaie instable dans l’échange social. Le roman de Proust re-rêve (redreams) la littérature européenne, donnant un prolongement de vie imaginaire aux personnages favoris de la fiction et du théâtre et une nouvelle vigueur aux mots mémorables des essayistes. Le poids monumental d’une tradition littéraire pluriséculaire se dissout dans le ballet gracieux des fantaisies et du bavardage du narrateur [1]. »
On trouve de longues dissertations sur la littérature dans la Recherche, par exemple à la fin de La Prisonnière (III, 880) : presque tout le monde y passe en quelques pages, Barbey d’Aurevilly, Thomas Hardy, Stevenson, Dostoïevski, Sévigné, Gogol, Paul de Kock, Laclos, Mme de Genlis, Baudelaire, Tolstoï… Mais, d’autre part, la Recherche est traversée par des œuvres de mémoire, comme des filons qui disparaissent avant de resurgir des centaines de pages plus loin : « De telles œuvres restent souterraines pendant de longues périodes et, emmagasinées dans la mémoire du lecteur, continuent d’avoir un rôle actif, formateur, dans la production d’épisodes clés [2]. » Par exemple François le Champi, qui fait le pont entre l’ouverture et le finale du roman.