Résumé
Si la mémoire de la littérature peut être décrite comme une « espèce d’espace », un palais ou un paysage, un corollaire est la représentation de la lecture comme d’une promenade. On marche dans un livre, suivant la métaphore de la pensée comme déambulation, chez Montaigne ou Descartes. L’analogie du récit et de la chasse comme conquête du terrain a été souvent soulignée, ainsi que les rapports du roman et de la topographie (voir Joseph Frank, Carlo Ginzburg, Terence Cave, Franco Moretti). Ainsi la mémoire de la littérature, par opposition à l’histoire, nous oriente-t-elle vers la géographie et vers les rapports de l’œuvre de Proust avec elle, ou avec la topographie, la cartographie, l’orientation et le sens de l’orientation.
Comment s’oriente-t-on dans la littérature ? Comment s’y reconnaît-on ? Telles sont quelques-unes des questions qu’on s’est posées à propos de la Recherche, et elles nous ont conduit à la notion de reconnaissance, si importante pour la mémoire, pour la littérature, pour la poétique en général, et en particulier pour le roman de Proust. Cette métaphore ou ce modèle du roman comme paysage, comme territoire dont nous prenons possession par la marche, renvoie à toute une phénoménologie de la lecture. Durant les trente ou cinquante premières pages d’un roman, le lecteur est égaré et il éprouve habituellement un trouble. Il manque de repères, ignore où il va, se demande quoi attendre. Puis le monde du roman lui devient plus familier : le lecteur construit un modèle d’attente que la progression dans l’intrigue confirme ou corrige ; il se sent de plus en plus chez soi. Mais l’expérience initiale et vaguement inquiétante — un sentiment de désorientation, de perte de repères, peut-être d’anxiété, comme on avance avec précaution dans une maison plongée dans l’obscurité, ou dans une ville inconnue — est précieuse. Et c’est cette expérience même que le début de la Recherche thématise à travers le défilé des chambres.