Le deuxième cours est d’abord revenu sur la force de nos intuitions essentialistes et sur la mauvaise presse dont, dans le même temps, souffre l’essentialisme. En effet, si nous avons tous l’impression que les choses auraient pu être autrement qu’elles ne sont et que toutes les propriétés des choses ne leur sont pas essentielles, nous avons du mal à faire le départ entre l’essentiel et le purement accidentel (Mackie [1]) : sans doute semble-t-il plus essentiel pour cette personne en face de moi qu’elle fasse partie de l’espèce humaine, et plus accidentel qu’elle ait les cheveux blonds. Je peine aussi à concevoir que ma substance puisse se muer en œuf poché et je crois assez naturellement avoir plus de traits en commun avec un être humain qu’avec un âne ou un chou-fleur. Mais après tout, qu’en sais-je ? Et, plus encore, comment en rendre compte ? Tel est le défi lancé à l’essentialisme. Car s’il est vrai que nos intuitions nous poussent à trouver que, dans la réalité, certaines articulations sont plus naturelles que d’autres, nous avons aussi appris à nous méfier de nos impressions et de notre imagination, dont nous savons qu’elles peuvent, sans coup férir, nous faire valser du côté des illusions et des préjugés. Qui plus est, quand il n’est pas purement et simplement suspecté de « spécisme » ou de naturalisme des plus conservateurs, l’essentialisme se voit associé à cette époque révolue où la métaphysique était la reine des sciences, et où d’aucuns se figuraient qu’en donnant la définition « essentielle » de la pierre, en exhibant sa cause tant formelle que finale (la nature d’une chose étant sa fin), l’on saurait, d’entrée de jeu, pourquoi ladite pierre tombait : c’est bien sûr, assurait-on, parce qu’elle veut rejoindre son lieu naturel qui est la Terre (Aristote). Ce rejet tant par les scientifiques que par les philosophes héritiers du tournant linguistique et de l’empirisme logique (voir Quine) n’est pas dénué de fondement. Qui rêverait encore d’essences, si par là on entend des entités mystérieuses, anhistoriques, fixées une fois pour toutes ? L’essentialisme n’a-t-il pas été réfuté par des découvertes scientifiques comme le darwinisme ? La réalité n’est-elle pas soumise, de part en part, aux lois de l’évolution ? John Locke le répétait déjà : si nous voulons parler d’essences, qu’à cela ne tienne : mais à condition de n’y voir que des définitions « nominales » et non « réelles », et de ne surtout pas y chercher matière à connaissance des choses [2]. Mais, on l’a vu aussi, l’ambition d’un Leibniz était tout autre. Irait plutôt dans son sens un certain renouveau de l’essentialisme dans la métaphysique contemporaine, qui est allé de pair, dans les années 1970, avec un regain d’intérêt pour la métaphysique (voir cours de l’an dernier), en particulier sous les formes qu’il a revêtues dans les analyses de Kripke [3] et de Putnam [4], moins liées à la conception « substantialiste » que visait Quine [5]. Depuis lors, les discussions sur l’essentialisme vont bon train : attaques de certains (Fine [6]) contre la conception modale de l’essence (Kripke et Putnam), mais développement aussi de formes nouvelles : essentialisme scientifique (Ellis [7]), ontologie quadri-dimensionnelle, néo-aristotélicienne (Lowe [8]).
Faut-il reléguer, une fois pour toutes, l’essentialisme au magasin des antiquités et des horreurs ? Telle ou telle de ses nouvelles variantes permet-elle de relever le défi ? En cas contraire, peut-on, doit-on, envisager un autre modèle ? Telles sont les questions auxquelles il faut s’atteler, en commençant par quelques éléments d’analyse conceptuelle. « Essentiel » n’est pas réductible à « nécessaire », c’est ce qui est définitionnel de l’identité, de la pleine « nature » de l’objet, ce qu’on ne peut perdre sans cesser d’exister (Aristote). On distinguera entre essentialisme « superficiel » (ou relatif au contexte) et « profond » (indépendant du contexte, absolu) ; relatif aux individus, versus relatif aux espèces ; et on notera que des questions épistémologiques différentes se posent selon que les énoncés portent sur des individus ou sur des espèces. Ont été rappelées quelques étapes de la réflexion dans l’histoire de la philosophie contemporaine : le rejet de l’essentialisme en métaphysique sous diverses formes : le naturalisme quinien, ses héritiers, les partisans d’une métaphysique « naturalisée » (Ladyman & al. [9]) ; mais aussi sous la forme (déflationniste) des approches « modales » de l’essence, ou des réflexions menées en « métamétaphysique ». Ont alors été présentées, en réaction, deux approches majeures de l’essentialisme contemporain. Pour la première (l’approche Kripke–Putnam), la distinction entre essence nominale et essence réelle (Locke) est admise, mais les essences, loin d’être inconnaissables, sont découvertes par la science. Là où, pour Locke, toutes les espèces sont le produit de l’entendement, et donc de classifications humaines arbitraires, Kripke et Putnam opèrent un tournant « sémantique » réaliste : il y a chevauchement entre catégories sémantiques et catégories métaphysiques ; les classifications reflètent la nature sous-jacente de la réalité. Elles ne sont ni arbitraires, ni le reflet des intérêts pragmatiques de celui qui classe. La découverte d’essences réelles est même l’un des objectifs majeurs de l’enquête scientifique. La deuxième approche est celle prônée par l’essentialisme scientifique due à Ellis : les espèces naturelles ne se limitent pas à des choses ou à des substances, mais ont trait à des événements et à des processus. Les propriétés essentielles des espèces les plus fondamentales ne se ramènent pas aux qualités premières du mécanisme classique ; elles incluent aussi un certain nombre de pouvoirs causaux, de capacités, de propensions – pouvoirs d’agir, d’interagir, i.e., des propriétés essentiellement dispositionnelles et qui impliquent des dispositions à diversement agir et à réagir au gré des circonstances : ces propriétés dispositionnelles sont fondamentales et ne dépendent d’aucune autre propriété (Aristote, Leibniz). Ainsi, un proton se définira (au moyen d’une définition réelle) comme toute particule se comportant comme le font les protons, car nul proton ne pourrait manquer de se comporter de cette manière, et nulle particule autre qu’un proton ne pourrait imiter ce comportement. Son identité, en tant que proton, se définira donc par son rôle causal. Quant aux lois régissant le comportement des protons et leurs interactions, elles ne sauraient être purement accidentelles. L’essentialisme apparaît comme une position plus plausible. Est niée la contingence des lois de la nature (position humienne) : les lois sont métaphysiquement nécessaires, et partant, vraies dans tous les mondes possibles. Mais une telle position se heurte à trois problèmes : le risque d’idéalisme « pandispositionnel », la confusion entre nécessité et identité (or on doit distinguer entre : Df1 : F est une propriété nécessaire de a ssi a a F dans tous les mondes possibles qui incluent aet Df2: F est une propriété essentielle de a ssi le fait d’être F est constitutif de l’identité de a), enfin et surtout : l’essence se trouve alors réduite à une pure modalité (Kit Fine). Faut-il en conclure à l’échec de l’essentialisme ? Non, et l’on a conclu en commençant à présenter un autre candidat possible : l’essentialisme étroit ou « aliquidditisme », en rappelant qu’il constitue l’un des quatre éléments d’un réalisme dispositionnel convaincant (Tiercelin [10]) : 1. une théorie causale des propriétés (Shoemaker) ; 2. une analyse causale dispositionnaliste des lois ; 3. la prise en compte de la causalité efficiente et de la causalité téléologique ; 4. l’aliquidditisme (essentialisme étroit). L’essence s’entend non pas comme une « quiddité » statique, ou une substance, mais comme un ensemble de propriétés non pas intrinsèques, mais relationnelles ou dispositionnelles, ou de groupes de pouvoirs causaux (Shoemaker).
Références
[1] Mackie P., How Things Might Have Been: Individuals, Kinds, and Essential Properties, Oxford, Oxford UP, 2009. Voir aussi l.a. Paul, « the context of essence », Australasian Journal of Philosophy, 82 (1), 2004, 170-184 ; republié dans Jackson F. et Priest G.(éd.), Lewisian Themes, Oxford UP ; « in defense of essentialism », Philosophical Perspectives, 20 (Metaphysics), 2006, 333-372.
[2] Voir cours de l’an dernier ; voir aussi Ayers M., « Locke versus Aristotle on natural kinds », The Journal of Philosophy, 78(5), 1981, 247-272 et Leary N., « How essentialists misunderstand Locke », History of Philosophy Quarterly, 26, 2009, 273-92.
[3] Kripke S., Naming and Necessity, Oxford, Basil Blackwell, 1980 ; trad. française de F. Récanati et P. Jacob, La logique des noms propres, Paris, Minuit, 1984.
[4] Putnam H., « The meaning of “meaning” », in Gunderson K. (éd.), Language,Mindand Knowledge: Minnesota Studies in the Philosophy of Science, VII, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1975, réédité dans Putnam H., Mind, Language and Reality: Philosophical Papers, vol. II, Cambridge, Cambridge University Press, 215-71 ; « Is water necessarily H2O? », in Conant J. (éd.), Realism with a Human Face, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990, 54-79, trad. française de C. Tiercelin, Le Réalisme à visage humain, Paris, Gallimard, 1991.
[5] Quine W. V., « Natural kinds », in Rescher N. (éd.), Essays in Honor of Carl G. Hempel, Dordrecht, D. Reidel, 1969, 5-23.
[6] Fine K. « Essence and modality », Philosophical Perspectives, 8, 1994, 1-16.
[7] Ellis B., Scientific Essentialism, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
[8] Lowe E. J., The Four-Category Ontology: a Metaphysical Foundation for Natural Science, Oxford, Oxford University Press, 2006. Voir aussi Oderberg D. S., Real Essentialism, Abingdon et New York, Routledge, 2007.
[9] Ladyman J., Ross D., Spurrett D. & Collier J., Every Thing Must Go: Metaphysics Naturalized, Oxford, Oxford University Press, 2007.
[10] Tiercelin C., Le Ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Itaque, 2011, 247-359.