Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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Le deuxième cours est d’abord revenu sur la force de nos intuitions essentialistes et sur la mauvaise presse dont, dans le même temps, souffre l’essentialisme. En effet, si nous avons tous l’impression que les choses auraient pu être autrement qu’elles ne sont et que toutes les propriétés des choses ne leur sont pas essentielles, nous avons du mal à faire le départ entre l’essentiel et le purement accidentel (Mackie [1]) : sans doute semble-t-il plus essentiel pour cette personne en face de moi qu’elle fasse partie de l’espèce humaine, et plus accidentel qu’elle ait les cheveux blonds. Je peine aussi à concevoir que ma substance puisse se muer en œuf poché et je crois assez naturellement avoir plus de traits en commun avec un être humain qu’avec un âne ou un chou-fleur. Mais après tout, qu’en sais-je ? Et, plus encore, comment en rendre compte ? Tel est le défi lancé à l’essentialisme. Car s’il est vrai que nos intuitions nous poussent à trouver que, dans la réalité, certaines articulations sont plus naturelles que d’autres, nous avons aussi appris à nous méfier de nos impressions et de notre imagination, dont nous savons qu’elles peuvent, sans coup férir, nous faire valser du côté des illusions et des préjugés. Qui plus est, quand il n’est pas purement et simplement suspecté de « spécisme » ou de naturalisme des plus conservateurs, l’essentialisme se voit associé à cette époque révolue où la métaphysique était la reine des sciences, et où d’aucuns se figuraient qu’en donnant la définition « essentielle » de la pierre, en exhibant sa cause tant formelle que finale (la nature d’une chose étant sa fin), l’on saurait, d’entrée de jeu, pourquoi ladite pierre tombait : c’est bien sûr, assurait-on, parce qu’elle veut rejoindre son lieu naturel qui est la Terre (Aristote). Ce rejet tant par les scientifiques que par les philosophes héritiers du tournant linguistique et de l’empirisme logique (voir Quine) n’est pas dénué de fondement. Qui rêverait encore d’essences, si par là on entend des entités mystérieuses, anhistoriques, fixées une fois pour toutes ? L’essentialisme n’a-t-il pas été réfuté par des découvertes scientifiques comme le darwinisme ? La réalité n’est-elle pas soumise, de part en part, aux lois de l’évolution ? John Locke le répétait déjà : si nous voulons parler d’essences, qu’à cela ne tienne : mais à condition de n’y voir que des définitions « nominales » et non « réelles », et de ne surtout pas y chercher matière à connaissance des choses [2]. Mais, on l’a vu aussi, l’ambition d’un Leibniz était tout autre. Irait plutôt dans son sens un certain renouveau de l’essentialisme dans la métaphysique contemporaine, qui est allé de pair, dans les années 1970, avec un regain d’intérêt pour la métaphysique (voir cours de l’an dernier), en particulier sous les formes qu’il a revêtues dans les analyses de Kripke [3] et de Putnam [4], moins liées à la conception « substantialiste » que visait Quine [5]. Depuis lors, les discussions sur l’essentialisme vont bon train : attaques de certains (Fine [6]) contre la conception modale de l’essence (Kripke et Putnam), mais développement aussi de formes nouvelles : essentialisme scientifique (Ellis [7]), ontologie quadri-dimensionnelle, néo-aristotélicienne (Lowe [8]).

Références

[1] Mackie P., How Things Might Have Been: Individuals, Kinds, and Essential Properties, Oxford, Oxford UP, 2009. Voir aussi l.a. Paul, « the context of essence », Australasian Journal of Philosophy, 82 (1), 2004, 170-184 ; republié dans Jackson F. et Priest G.(éd.), Lewisian Themes, Oxford UP ; « in defense of essentialism », Philosophical Perspectives, 20 (Metaphysics), 2006, 333-372.

[2] Voir cours de l’an dernier ; voir aussi Ayers M., « Locke versus Aristotle on natural kinds », The Journal of Philosophy, 78(5), 1981, 247-272 et Leary N., « How essentialists misunderstand Locke », History of Philosophy Quarterly, 26, 2009, 273-92.

[3] Kripke S., Naming and Necessity, Oxford, Basil Blackwell, 1980 ; trad. française de F. Récanati et P. Jacob, La logique des noms propres, Paris, Minuit, 1984.

[4] Putnam H., « The meaning of “meaning” », in Gunderson K. (éd.), Language,Mindand Knowledge: Minnesota Studies in the Philosophy of Science, VII, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1975, réédité dans Putnam H., Mind, Language and Reality: Philosophical Papers, vol. II, Cambridge, Cambridge University Press, 215-71 ; « Is water necessarily H2O? », in Conant J. (éd.), Realism with a Human Face, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990, 54-79, trad. française de C. Tiercelin, Le Réalisme à visage humain, Paris, Gallimard, 1991.

[5] Quine W. V., « Natural kinds », in Rescher N. (éd.), Essays in Honor of Carl G. Hempel, Dordrecht, D. Reidel, 1969, 5-23.

[6] Fine K. « Essence and modality », Philosophical Perspectives, 8, 1994, 1-16.

[7] Ellis B., Scientific Essentialism, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[8] Lowe E. J., The Four-Category Ontology: a Metaphysical Foundation for Natural Science, Oxford, Oxford University Press, 2006. Voir aussi Oderberg D. S., Real Essentialism, Abingdon et New York, Routledge, 2007.

[9] Ladyman J., Ross D., Spurrett D. & Collier J., Every Thing Must Go: Metaphysics Naturalized, Oxford, Oxford University Press, 2007.

[10] Tiercelin C., Le Ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Itaque, 2011, 247-359.