Nous sommes partis tout d’abord (cinquième et sixième cours) de la chimie. En empruntant certaines analyses à l’histoire de la chimie (Meyerson, Duhem, Peirce), on a insisté sur la pertinence des espèces chimiques comme « paradigme » des espèces naturelles, avant de revenir sur le problème du réductionnisme en distinguant entre réductionnisme ontologique et réductionnisme épistémologique. On a précisé le sens d’une « loi » en chimie, rappelé en quoi consiste la « boîte à outils » du chimiste, ce qu’est le système périodique des éléments, et la nécessité de choisir le bon modèle explicatif (réductionnisme, émergentisme, survenance ?) si l’on veut préserver l’autonomie explicative de la chimie [13] et assurer la spécificité de ses objets et de ses méthodes [14]. En procédant à des rappels historiques, on a présenté quelques difficultés entourant notamment le concept de « microstructure » et celui de « liaison chimique », qui ont fait l’objet de maintes interprétations (modèle ou « structure » de G.N. lewis, conception quantique des orbitales moléculaires ; critiques de la conception structurale de la liaison [15]).
En revenant sur les interprétations récentes du concept de « structure moléculaire » et sur les réponses qui ont été proposées [16], on a conclu que le modèle essentialiste a posteriori de Kripke-putnam pouvait être maintenu [17], moyennant des amendements à l’essentialisme. Procédant alors à l’évaluation de notre modèle à la lumière de la chimie, il nous a semblé qu’il passait bien le test. Non seulement la chimie n’est pas en conflit avec l’essentialisme dispositionnel, mais elle va à bien des égards dans son sens. 1. Le choix du modèle de liaison (structures de Lewis ou orbitales moléculaires) permet, selon les utilisations, de respecter la distinction entre identité ayant trait aux individus et identité ayant trait aux espèces. 2. Les espèces naturelles que la chimie met au jour ont une essence, révélée par le système périodique des éléments, à condition d’entendre le concept de « substance » du chimiste (Pauling) en un sens particulier plus proche de l’aliquidditisme que du modèle substantialiste. 3. Les substances en chimie recouvrent des simples et des composés. Et la structure doit s’entendre en un sens dynamique : elle n’est pas pensable indépendamment des liaisons et des interactions chimiques, quel que soit le modèle de liaison envisagé. La boîte à outils du chimiste n’est rien sans les interactions fonctionnelles. 4. Le modèle proposé est conforté par l’image que renvoie l’univers du chimiste qui donne à la fois (grâce au système périodique des éléments) des critères de distinction satisfaisants entre l’accidentel et l’essentiel, tout en rendant possible une union dynamique des liaisons interthéoriques et intrathéoriques, et une prise en compte non réductionniste des différents niveaux (moléculaire, supramoléculaire, chimie minérale, chimie organique, chimie des matériaux hybrides). 5. Appliqué à la chimie, le modèle illustre, contre les positions d’humilité humienne, kantienne ou lewisienne, la réconciliation (souhaitable) entre « l’image scientifique » et « l’image manifeste » du monde, en montrant la richesse et la diversité des modèles utilisés et des méthodes qui laissent toute leur place à l’imagination et à l’invention, sans sacrifier aux exigences réductionnistes élémentaires (la base physico-chimique, sur le plan ontologique ; l’importance du modèle d’explication quantique).
À l’issue de l’examen, on a donc conclu que l’analyse des espèces dans cette science des classifications qu’est par excellence la chimie n’oblige en aucune façon à entendre celles-ci en un sens purement nominaliste ou conceptualiste. En bien des occasions, au contraire, le chimiste se comporte en réaliste scientifique et démontre par la découverte de centaines de milliers d’espèces que les classifications ne sont pas purement et simplement stipulées, nous orientant ainsi, plutôt que vers un conventionnalisme, vers un réalisme raisonné des espèces naturelles (Bird versus LaPorte [18]). Toutefois, plusieurs questions restent en suspens : comment entendre le « pluralisme » qui se dégage de l’analyse, en un sens épistémologique ou en un sens ontologique [19] ? Y a-t-il lieu ou non de procéder à des ordres radicalement distincts ? Faut-il penser plutôt le monde selon un modèle de complexité croissante du minéral à l’organique (Sanchez [20]), d’auto-organisation à tous les niveaux, d’auto-assemblage (« laisser les objets se faire », Lehn [21]) ? Si l’examen des espèces naturelles de la chimie semble nous permettre de faire un pas de plus en faveur du réalisme, peut-on en dire de même lorsque l’on soumet l’analyse au test des sciences biologiques ?
Références
[13] Vihalemm R., « The autonomy of chemistry: old and new problems », Foundations of Chemistry, 13, 2011, 97-107.
[14] Needham P. : « Has Daltonian atomism provided chemistry with any explanations? », Philosophy of Science, 71 ; 2004, 1038-1047 ; « An aristotelian theory of chemical substance », Logical Analysis and History of Philosophy, 12, 2009, 149-64 ; « Microessentialism: What is the argument? », Noûs, 45(1), 2011, 1-21.
[15] Scerri E., « What is an element? What is the periodic table? And what does quantum mechanics contribute to the question? », Foundations of Chemistry, 14(1), 2012, 69-81 ; Siegfried R., From Elements to Atoms: A History of Chemical Composition, Philadelphia, American Philosophical Society, 2002.
[16] Voir par ex. Hendry R. F., « Elements, compounds, and other chemical kinds », Philosophy of Science, 2006, 73, 864-75 ; « Elements » et « Reduction, emergence and physicalism » in Hendry R. F., Needham P. et Woody A. (éd.), Philosophy of Chemistry, 2012, 255-69 et 367-86 ; VandeWall H., « Why water is not H2O, and other critiques of essentialist ontology from the philosophy of chemistry », Philosophy of Science, 74(5), 2007, 906-1 ; van Brakel J., « The Chemistry of Substances and the Philosophy of Mass Terms », Synthese, 69, 1986, 291-324 ; « Chemistry and Physics: No Need for Metaphysical Glue », Foundations of Chemistry, 12, 2010, 123-36.
[17] Sur Kripke, voir Soames S. « The philosophical significance of the Kripkean necessary aposteriori », Philosophical Issues, 16, Philosophy of Language, 2006 ; « Kripke on epistemic and metaphysical possibility: two routes to the necessary a posteriori », in Berger a. (éd.), Saul Kripke, Cambridge, Cambridge UP, 2011, 78-99. Sur Putnam, voir Williams N., « Putnam’s Traditional Neo-Essentialism », The Philosophical Quarterly, 61(242), 2011, 151-70.
[18] LaPorte J., « Chemical Kind term reference and the discovery of essence », Noûs, 30, 1996, 112-132 ; Natural Kinds and Conceptual Change, Cambridge, Cambridge UP, 2004.
[19] Ereshefsky M., « Eliminative Pluralism », Philosophy of Science, 59 ; 1992, 671-690 ; « Species pluralism and anti-realism’, Philosophy of Science, 65(1), 1998, 103-120 ; Wilkins J., « How to be a chaste species pluralist-realist », Biology and Philosophy, 18, 2003, 621-638.
[20] Sanchez C., Chimie des matériaux hybrides, Collège de France/Fayard, 2011 ; Collège de France, 2012, http://books.openedition.org/cdf/493.
[21] Lehn J. M., Chimie des interactions moléculaires (leçon inaugurale), Collège de France, 1980 et leçon de clôture : Rétrospectives et perspectives (vidéo), 2011, http://www.collegede-france.fr/site/jean-marie-lehn/closing-lecture-2010-06-04.htm.