Telles sont les difficultés dont l’examen a fait l’objet des cours 7 et 8. Force est de constater que nous avons en ce domaine des intuitions mêlées : d’un côté, il semble y avoir ici une concordance entre « l’image manifeste » et « l’image scientifique »,puisque nous observons une grande diversité des espèces (biodiversité) et des regroupements apparemment naturels entre elles ; de l’autre, l’essentialisme, tout comme l’idée selon laquelle l’espèce (species) renverrait à une espèce naturelle (natural kind) réelle semblent problématiques. On ne s’étonnera donc pas qu’ait longtemps régné un « consensus » anti-essentialiste dont on a examiné les principaux ressorts [22] : l’argument de la non « stabilité » ; l’argument par des traits covariants plutôt que par des « caractères essentiels ». Et ce, qu’il s’agisse d’arguments empiriques ou d’arguments conceptuels, comme celui de la con-spécificité ou des espèces-sœurs. Peut-on néanmoins contourner l’anti-essentialisme ? On a invoqué une première série de contre-arguments : 1. distinguer entre individu et espèce ou type, et en fonction de cela, entre deux registres épistémologiques et méthodologiques (les questions relatives à l’un sont justiciables d’un traitement a priori, celles relatives à l’autre, d’une démarche empirique et scientifique) ; 2. considérer les espèces biologiques comme des « individus [23] » ; 3. tenir les espèces pour des entités « historiques » et « conventionnelles [24] ».
Plus récemment s’est développé un « nouvel essentialisme biologique », foncièrement relationnel, animé d’un double objectif : montrer que l’essentialisme n’est pas incompatible avec la théorie darwinienne de l’évolution et insister sur la définition de l’essence comme propriété relationnelle, en soulignant l’omniprésence des concepts relationnels en biologie. Ont été avancés les arguments suivants : mise en évidence de la faiblesse des arguments phénétiques reposant sur l’idée de « ressemblance » et de « différence » ; importance, en revanche, de toute une série de concepts relationnels comme ceux d’« échange reproducteur », de « nicheécologique », ou encore de « phylogénétique ». Tout ceci tendrait non seulement à montrer que darwinisme et essentialisme sont compatibles, mais aussi qu’il est possible de retranscrire la ligne d’argumentation développée par Kripke et Putnam (Okasha [25], Griffiths [26], LaPorte). Toutefois, l’essentialisme « relationnel » rencontre à son tour des difficultés : chacun des concepts comporte des limitations explicatives qui ne doivent pourtant pas pousser à revenir à un essentialisme intrinsèque (contra Devitt [27]). Avant de tester notre propre modèle, on a examiné un autre modèle explicatif réaliste (sur lequel Hacking avait aussi attiré l’attention) : celui des «clusters» (ou « grappes ») homéostatiques de propriétés (dû à R. Boyd [28]), qui présente plusieurs avantages : il prend en compte une certaine indétermination, flexibilité, plasticité des taxinomies ; il insiste sur le profil causal de l’espèce ; il constitue bien un modèle réaliste d’explication. Mais il a aussi ses problèmes : il est en contradiction avec la théorie biologique ; il tend à donner une explication circulaire du mode d’identification des taxons ; il opère une confusion entre l’espèce biologique (species) comme « espèce » (kind) et comme « individu » ; il n’évite pas un certain flou dans l’analyse. L’essentialisme traditionnel comportant les limites que l’on sait, le modèle (faiblement essentialiste) des clusters, celui de l’essentialisme « intrinsèque » et même celui de l’essentialisme relationnel étant eux-mêmes peu satisfaisants, faut-il, tout en accordant la priorité aux relations, renoncer à toute forme d’essentialisme ? Non, et pour le montrer, on a rappelé, dans un premier temps, les principes régissant l’aliquidditisme dispositionnel et les quatre hypothèses sur lesquelles repose le modèle : 1. une théorie causale des propriétés ; 2. une analyse causale dispositionnaliste des lois ; 3. causalité efficiente et téléologique ; 4. l’aliquidditisme (essentialisme étroit).
Dans un deuxième temps, on a souligné la proximité du modèle (sur les trois premiers points) avec l’essentialisme scientifique et les correctifs introduits : l’« essence » est non pas une « quiddité » statique ou une substance, ou une pure espèce naturelle, mais plutôt un quelque chose « aliquid » foncièrement dispositionnel (proche, à certains égards, du structuralisme causal ou relationnel). La source réelle d’intelligibilité d’une chose est un ensemble de dispositions générales affectant la manière dont l’objet tendrait à se comporter dans certains types de circonstances : l’essence se définit en termes non de propriétés intrinsèques, mais de propriétés relationnelles ou dispositionnelles conditionnelles et mutuelles, ou de groupes (clusters) de pouvoirs causaux. L’évaluation du modèle à la lumière des concepts mis en œuvre en biologie donne un test plutôt concluant : nombreux sont les arguments à l’encontre d’une définition de l’espèce par des critères intrinsèques [29] : ainsi, tout comme Kripke soulignait que les individus peuvent avoir des propriétés essentielles extrinsèques (notamment leur origine), l’approche cladistique, dans la taxinomie biologique, considère que les taxons biologiques se définissent non par renvoi à une constitution interne cachée mais par une propriété extrinsèque, l’ancêtre commun. Ensuite, en biologie évolutive, tant dans une approche adaptationniste (privilégiant le principe de sélection naturelle) que non adaptationniste (insistant sur le fait que les mutations s’opèrent au moins autant du fait d’une dérive génétique qui constitue une variation des fréquences génétiques liée au mode de reproduction ainsi qu’à la taille d’une population donnée), le concept de « fitness » (ou valeur sélective adaptative) joue un rôle clé que ne permettent pas de remplir les schèmes explicatifs de la physique : pour montrer les similarités entre, par exemple, l’évolution d’une population bactérienne, celle d’une population de petits pois et celle d’une population de lions, il faut faire momentanément abstraction de certaines de leurs différences physiques (Sachse, 2011 [30]). Or le concept de « fitness », qui n’a pas valeur descriptive (il survient sur les propriétés physiques qui exercent bien leurs contraintes) mais fonctionne comme modèle statistique d’explication causale (une distribution de probabilité relative à la descendance de l’organisme) est foncièrement relationnel et dispositionnel : en effet, le degré de fitness d’un organisme est sa disposition à survivre et à se reproduire, laquelle repose sur une propriété assez statique (qui ne change guère au fil du temps), mais dont la manifestation se fera ou non en fonction de l’évolution (et des changements dynamiques) du contexte environnemental (de la « niche »). Autre concept important : celui de « fonction systémique » : il renvoie non plus à un but ou à une intention du Créateur, mais au potentiel explicatif d’un pouvoir causal qui ne se limite plus aux seuls critères étiologiques constitués par référence au passé évolutionnaire. Il intègre l’organisation structurelle des capacités causales et le contexte ou les conditions environnementales, ce qui va aussi dans le sens de la théorie causale des propriétés inhérente au modèle aliquidditiste dispositionnel, puisque l’essence d’une propriété est bien de « produire les effets qu’elle produit ». Soit le cas d’une plante qui possède entre autres une base génétique qui, sous certaines conditions environnementales, conduit à la production de pétales rouges. En suivant l’approche systémique, on dira que « cette base génétique est une propriété fonctionnelle parce que la disposition de produire des pétales rouges contribue elle-même à une capacité supérieure de la plante, à savoir le fait d’être capable d’attirer les insectes pour la pollinisation » (Sachse, 2011, 98). Ainsi, « ce qui constitue foncièrement la fonction d’une propriété biologique dans un système dépend du contexte, lequel comprend également l’organisation interne des dispositions de l’organisme si la propriété en question contribue à l’homéostasie et à la fitness du système entier » (ibid.,102).
On a conclu ces analyses en soulignant la dimension historique de la biologie (portant sur des événements, par exemple, la spéciation) et les difficultés entourant le concept de « loi » biologique (non universalité, lois ceteris paribus) qu’il ne faut pas sous-estimer, dans l’optique réaliste de notre modèle, exigeant la prise en compte, outre de l’essentialisme, du type de causalité à l’œuvre dans la nature ainsi que des lois qui assurent le ciment des choses. Cela impose une attention d’autant plus vive à la nécessaire multiplicité des modèles explicatifs (la sélection naturelle, la dérive génétique, mais aussi l’épigénétique – qui ne peut plus s’entendre comme un simple retour au vitalisme [31]). De nouvelles associations doivent se nouer, sans que soit perdue de vue la classification nécessaire des espèces si nous voulons apprécier la biodiversité (Hacking [32]; Dupré [33]), mieux lier biologie et écologie (cf. la perspective EVO-DEVO) mais aussi réconcilier nos deux « images » entre systématique cladistique (du process autant que du pattern) et systématique évolutionniste mieux à même de prendre en compte la marche causale que suivent les espèces. Contre une conception foncièrement constructionniste, historique, ou, à l’inverse, essentialiste, intrinsèque ou purement relationnelle de l’espèce, voilà qui oriente davantage vers une forme de réalisme essentialiste extrinsèque ou relationnel modéré.
Références
[22]. Dupré J., « On the impossibility of a Monistic Account of Species », in Wilson R. A (éd.) Species, Cambridge(Mass.), MITPress,1999,3-22 ; HullD., « Contemporarysystematic philosophies », in Sober E. (éd.), Conceptual Issues in Evolutionary Biology (2e ed.), MIT Press, Cambridge (Mass), 1994, 295-330 ; Sober E., « Evolution, population thinking and essentialism », Philosophy of Science, 47, 1980, 350-383, repris in Sober E. (éd.), op. cit., 161-189 ; Mayr E., Populations, Species and Evolution, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1970.
[23] Hull D., « The effect of essentialism on taxonomy: two thousand years of stasis », British Journal for the Philosophy of Science, 15, 1965, 314-326 ; « Are species really individuals? », Systematic Zoology, 25, 1976, 174-191 ; « A matter of individuality », Philosophy of Science, 45, 1978, 335-360 ; Ghiselin M., « A radical solution to the species problem », Systematic Zoology, 23, 1974, 53-544.
[24] Ereshefsky M., « Species, higher taxa, units of evolution », in Ereshefsky M. (éd.), The Units of Evolution, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1992, 379-398 ; Sober E., Philosophy of Biology, Oxford, Westview Press, 1993.
[25] Okasha S., « Darwinian metaphysics: Species and the question of essentialism », Synthese, 131, 2002, 191-213.
[26]. Griffiths P., « Squaring the Circle: Natural Kinds with Historical Essences » in Wilson R. (éd.), Species: new interdisciplinary essays, Cambridge (Mass), MIT Press, 1999, 209-228.
[27] Devitt M., « Resurrecting Biological Essentialism », Philosophy of Science, 75, 2008, 344-82 ; Putting Metaphysics First, Essays on Metaphysics and Epistemology, Oxford, Oxford UP, 2010. Walsh D., « Evolutionary essentialism », British Journal for the Philosophy of Science, 5, 2006, 425-48.
[28] Boyd R., « Realism, anti-foundationalism and the enthusiasm for natural kinds », Philosophical Studies, 61, 1991, 127-48 ; « Homeostasis, species and higher taxa », in Wilson R. (éd.), Species: new interdisciplinary essays, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1999, 141-185.
[29] Wilson R., Barker M. et Brigandt I., « When traditional essentialism fails: biological natural kinds », Philosophical Topics, 35, 189-21. Voir aussi LaPorte, 2004.
[30] Sachse C., Philosophie de la biologie. Enjeux et perspectives, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011.
[31] Heard E. Épigénétique et mémoire cellulaire (leçon inaugurale), Collège de France/ Fayard, 2012 ; Collège de France, 2013, http://books.openedition.org/cdf/2257.
[32] Hacking I., « Natural kinds, rosy dawn, scholastic twilight », Royal Institute of Philosophy Supplement, 82, 2007, 203-39.
[33] Dupré J., « Natural kinds and biological taxa », Philosophical Review, 90(1), 1981, 66-90 ; The Disorder of Things: Metaphysical Foundations of the Disunity of Science, Harvard, Harvard UP, 1993 ; « Promiscuous realism: A reply to Wilson », British Journal for the Philosophy of Science, 47, 1996, 441-444 ; « In defence of classification », Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 32(2), 2001, 203-219.