Comme la presse et la photographie, la ville est double : bonne et mauvaise. Sur le modèle de l’« Horrible vie, horrible ville » du poème À une heure du matin, on ne peut s’empêcher de voir la superposition entre « vie moderne » et « ville moderne », et toute l’activité qui s’ensuit.
La ville est toujours accompagnée d’épithètes (« grande », « immense », « immonde », etc.), et elle reste abstraite. Selon Benjamin, il n’y a pas de description de la ville, de la foule et de la masse chez Baudelaire, à la différence de Hugo : « Ni dans Les Fleurs du mal ni dans Le Spleen de Paris, on ne trouvera l’équivalent de ces tableaux urbains que peignait Hugo de main de maître. Baudelaire ne décrit ni la population ni la ville. » Nul détail sur la ville moderne. Pourtant, dans Le Spleen de Paris, on trouve tout un mobilier urbain contemporain, qui est du reste plus cité que décrit (rue, boulevard, avenue, trottoir, macadam ; baraques, fenêtres, mansardes ; parcs, jardins publics ; café, bureau de tabac, gaz).
Baudelaire est contemporain de la révolution urbaine, entre 1841 et 1861, avec Haussmann bien sûr, ouvrier capital de cette transition ou de ce déclin. La vie parisienne se déplace du Palais-Royal aux boulevards, transportant ainsi l’épicentre de la capitale. La ville est alors associée au vacarme, aux bruits assourdissants, au tohu-bohu ; elle évoque une dimension biblique ou apocalyptique, satanique : la ville moderne défait la création, l’ordre divin, et apparaît d’emblée de manière allégorique.
Selon Éric Hazan, les boulevards ont vu apparaître une par une les nouveautés de la ville moderne (les transports en commun, la vespasienne, la colonne Morris, les ateliers photographiques, les nouvelles librairies). La lumière et la foule sont les caractéristiques des boulevards. Se produisent de nombreux accidents de circulation ; le piéton n’est pas à son aise. Le carrefour Montmartre est particulièrement meurtrier.
Dès la dédicace des Petits Poèmes en prose, l’abstraction de la ville est sensible. Comment passe-t-on de la vie moderne à une vie moderne ? L’abstraction est-elle inhérente à la vie moderne ? La forme comme le fond de la prose poétique sont imposés par la vie moderne, par la grande ville, abstraite et non pittoresque. Arrêtons-nous sur un passage de la dédicace du Spleen de Paris, qui comporte quelque hardiesse : « C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant ». « Énorme » est un adjectif très baudelairien, désignant l’immensité et la démesure. En d’autres termes, ce qui est « énorme », c’est ce qui excède le rythme et le vers. Du point de vue de la syntaxe, on oscille entre l’anacoluthe et le solécisme, ce qui rend difficile l’identification de ces « rapports innombrables ». Le poète serait le sujet de fréquentation des villes énormes, mais également du croisement de leurs innombrables rapports. C’est bien lui qui croiserait les « rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses ». Dans l’alternative de deux hardiesses, on fait le choix du solécisme plutôt que celui de l’anacoluthe.