Les années 1980 sont celles de la description et de l’analyse de deux formes historiquement dominantes des migrations internationales en France. Celle, accompagnant, depuis la seconde moitié du XIXe, l’ère industrielle captatrice de la force de travail – d’abord européenne puis coloniale –, qui conduit des individus regroupés par bassins d’emploi à parcourir les voies de l’intégration républicaine (Noiriel, 1988) ; celle de l’accueil de collectifs identitaires chassés de leurs nations par la guerre, la répression, qui négocieront, dès la Révolution française, leur intégration républicaine individuelle et collective (Schnapper, 1982) : il s’agit des diasporas, israélite tout au long du XIXe puis, après les lois sur la laïcité, arménienne, russe blanche, espagnole de la retirada, etc.. Ces années 1980, de claires définitions des migrations sont aussi celles du doute sur l’intégration des « mobilisés » coloniaux et de leurs enfants les « beurs » (Boubeker, 1986).
Ces claires perceptions des actes et problèmes de l’État français et l’appel consécutif à mobilisation sociale pour les descendants des « pères disparus » masquent, ces années-là, l’apparition d’une forme migratoire nouvelle à l’initiative des pères soi-disant disparus : de grandes places marchandes urbaines déploient des commerces internationaux réservés aux populations des anciennes colonies. J’eus l’opportunité d’enquêter, en 1985 et 1986, sur celle de Marseille, animée dans le quartier historique central en déshérence de Belsunce, par plus de 5000 Maghrébins (surtout algériens) – les « pères disparus ». La métropole et la Région fournissaient les effectifs de marchands (350 boutiques), le Maghreb jusqu’à 700 000 clients annuels, l’Italie les pièces de voiture, les Turcs d’Allemagne l’électroménager, les Marocains de Bruxelles les étoffes et les tapis industriels… L’existence de cet immense dispositif « souterrain » m’inspira la nécessité de construire des notions compréhensives à même de l’observer, de le décrire, de l’analyser : je proposai celles de paradigme de la mobilité (1989), unissant trois niveaux des espaces temps caractéristiques des mobilités locales, régionales, nationales, internationales, porteuses des initiatives, à portée sociologique et anthropologique, et celle de territoires circulatoires (1993) d’extension transnationale et constituée des interactions économiques et insécablement affectives entre circulants et sédentaires immigrés ; enfin j’eus recours à celle de moral area, transversale aux travaux de l’École de Chicago (Park) et de ses héritiers (Hannerz, etc.). J’identifiai, dans les années 1990, l’originalité du territoire circulatoire transeuropéen marocain, d’Andalousie au Piémont italien, à Strasbourg et à Bruxelles, et ses innombrables créations de commerces le long de ces circulations. Un phénomène semblable s’est produit, à l’initiative des migrants turcs en Autriche, Tchéquie, Allemagne et Belgique. Puis, depuis les années 2000, jusqu’à aujourd’hui, j’étudie le discret et original territoire circulatoire euro-méditerranéen : cosmopolite (riverains de la Mer Noire, Moyen Orientaux et Balkaniques) et lié aux transnationales industrielles du Sud est-asiatique, via les Émirats du Golfe Persique, il commercialise à bas prix des produits électroniques auprès de populations pauvres et, souvent, immigrées. Il s’agit d’une mondialisation par le bas (Portes, Tarrius), « rêvée » par les entrepreneurs transnationaux du SEA et réalisée par les migrants pauvres en tournées européennes de chez soi à chez soi.
Les territoires circulatoires européens, ethniques pour le marocain et le turc, cosmopolite pour le nord méditerranéen ont accueilli de façon singulière les exodes moyen-orientaux contemporains en réalisant une fonction « buvard », absorption de réfugiés, le long de leurs routes.