Le dispositif du hukou ou livret d’enregistrement de la résidence, qui s’impose en Chine à partir de 1958, distingue les individus selon la nature du livret possédé, agricole ou non-agricole en particulier. Les nouvelles formes de mobilité qui ont émergé depuis le début des années 1980, en dissociant domiciliation officielle et domiciliation réelle, ont provoqué la coexistence de citoyens jouissant de droits très inégaux en fonction du lieu d’enregistrement de leur hukou. Elles s’accompagnent d’une méfiance a priori envers ceux qui sont officiellement domiciliés dans une autre localité, surtout s’il s’agit d’une localité rurale.
Une telle situation pourrait être analysée en évoquant l’augmentation soudaine de circulations anonymes dans une société où chacun était jusque-là assigné à résidence, sur le plan géographique, social, politique. Cette intervention s’attachera plutôt à décrire la situation de méfiance généralisée qui prévaut aujourd’hui en Chine, et le soupçon qui frappe aussi bien le proche que l’étranger. Cette situation ne peut être comprise, selon nous, sans revenir sur la crise de la réalité sociale qui marque la fin des années 1970, au sortir de l’expérience politique singulière qu’ont constituées les trois premières décennies de la République populaire de Chine. Nous montrerons que cette crise est née des difficultés rencontrées pendant ces décennies pour imaginer, tester, éprouver la réalité sociale, conduisant à une forme de « désinstitution du réel ».
C’est sur fond d’une telle crise de la réalité sociale, mais aussi de sa négation, que des réformes politiques et économiques sont lancées au début des années 1980. Elles conduisent à des transformations non anticipées, à une rupture d’expérience volontiers mise en avant sur le plan économique mais niée sur le plan historique et politique. La continuité entre périodes maoïste et post-maoïste est en effet officiellement et publiquement revendiquée sans que le passé, ses « fantômes », ses distorsions linguistiques et ses incertitudes normatives puissent être mis en sens. Dans la Chine contemporaine, il est peu toléré de débattre des décennies 1949-1979 comme il est empêché d’affirmer qu’elles sont devenues étranges, ou étrangères. Pourtant, il est difficile de parler d’hier avec les mots d’aujourd’hui comme il est difficile de parler d’aujourd’hui avec les mots d’hier, même si ceux-ci n’ont pas été officiellement désavoués. Connecter le passé au présent se révèle ainsi singulièrement malaisé. Il en résulte une confusion langagière, des inquiétudes normatives, des difficultés particulières pour dire, au présent, « qui est l’un pour l’autre ».