Résumé
En 1934, le bibliographe belge Paul Otlet, auteur de la classification décimale universelle inspirée de la classification américaine de Dewey, un système de classification qui reste aujourd’hui l’un des systèmes les plus utilisés dans le monde, publia un livre qui fit date : Le Traité de la documentation, ou Le Livre sur le livre (réimprimé en 2015 aux Impressions Nouvelles). Paul Otlet y fondait la bibliologie, c’est-à-dire la science totale du livre. Il y développait également une première théorie des médias, prenant aussi en compte l’existence de médiums. Il y a chez Paul Otlet une mystique ou une métapsychique du livre, mais aussi une anticipation de l’évolution technologique du livre (une préfiguration de Wikipédia et d’Internet). Dans le cas de Paul Otlet, la métaphysique menace la bibliologie : s’il y a communication directe des purs esprits, la bibliologie n’est plus nécessaire.
Une autre hypothèse : celle du monde réduit à un catalogue parfait. Un an après la publication de son traité, Otlet fait paraître un autre livre : Monde, essai d’universalisme : Connaissance du monde, sentiment du monde, action organisée et plan du monde. C’est dire que les classifications révèlent moins la structure du monde qu’elles ne révèlent les structures des représentations du monde dans une société donnée.
Faire refléter par le classement des livres une géographie mentale, c’est forcément présenter un point de vue parmi d’autres. Dès qu’on s’éloigne, culturellement et historiquement, de ce point de vue, le caractère limité du point de vue saute aux yeux. Dans une bibliothèque, une fois que les livres sont cotés, la recotation est difficile, en particulier dans le cas des grandes bibliothèques. Donc les bibliothèques matérielles gardent l’empreinte structurelle de la géographie mentale du temps de leur conception. Ce sont des fossiles vivants des organisations mentales d’une époque. Si, matériellement, la recotation d’une très grande bibliothèque est quasiment impossible, en revanche, le changement dans le cours du temps de ce système de cotation est possible, sans changement de cotes (c’est ce qui est arrivé à la Bibliothèque nationale lorsqu’elle a déménagé vers son nouveau site, à Tolbiac).
On assiste ainsi à la mort d’un idéal : l’idéal d’un ordre idéal. La faillite de la reconnaissance sans arrière-pensée de l’existence d’un ordre idéal. Il n’y a plus de livre universel assumé comme tel, car on ne sait plus définir un universel acceptable. L’ordre idéal est devenu fantomatique. Pour autant, le pouvoir d’organiser les savoirs existe encore, et même plus que jamais. Mais il ne se montre pas. Il ne s’assume pas d’une manière très explicite. Ainsi les algorithmes des moteurs de recherche sont cachés ; ils ne sont pas assumés publiquement.