Nous avons, dans le septième cours, précisé les problèmes auxquels est confronté l’intellectualisme, sous la version proposée par Stanley et Williamson, mais en commençant par un tableau des trois grandes attitudes généralement adoptées sur la nature de la connaissance pratique et en rappelant les problèmes rencontrés, à ce stade, par chacune d’elles. (1) La connaissance pratique se réduit à, ou est, une espèce de la connaissance théorique, ou tout au moins savoir faire quelque chose suppose de maîtriser au préalable quelques bribes de savoir théorique ou propositionnel. (2) Le savoir théorique ou propositionnel se réduit à, ou est, une espèce de savoir faire ; ou du moins le savoir propositionnel exige de façon importante des bribes de savoir faire préalables. (3) Savoir faire et savoir théorique sont deux états indépendants, aucun des deux n’est une espèce de l’autre ni ne s’y réduit. La première attitude est intellectualiste en ce qu’elle accorde la priorité à l’état intellectuel de connaissance propositionnelle. La deuxième et la troisième attitude nient cet ordre de priorité et se présentent plutôt comme anti-intellectualistes. Mais il y a des degrés : la deuxième, que certains philosophes soutiennent aujourd’hui [1] est profondément anti-intellectualiste, puisqu’elle fait dépendre le savoir théorique du savoir pratique. La troisième l’est plus faiblement puisqu’elle permet une certaine autonomie à la connaissance théorique (Ryle, nous l’avons vu, est plutôt à ranger de ce côté).
Après avoir rappelé les bénéfices et problèmes respectifs de chacune des positions, nous sommes revenus sur les difficultés propres aux arguments linguistiques invoqués par les intellectualistes en notant par exemple le caractère peu naturel de certaines conjonctions, puis sur les difficultés ayant trait à la nature du « mode de présentation pratique » que suppose, selon Stanley & Williamson, une analyse correcte de la connaissance pratique : S sait ϕ-er dans le seul cas où il y a une manière, m, telle que S sait que m est une manière de ϕ-er [2], et ce, parce qu’elle sait aussi deux choses, premièrement, que m est une manière pour elle de ϕ-er, et deuxièmement, parce que m lui a été présenté de la manière appropriée. Pour savoir monter à vélo en sachant que m est une manière pour moi de monter à vélo, il me faut savoir que m est une manière pour moi de monter à vélo sous un mode « pratique » de présentation. Ce mode est en effet nécessaire, car je pourrais parfaitement me mouvoir de la manière décrite par toute une liste de recommandations, en connaître par cœur la liste, choisir une manière pour moi de montrer à vélo, sans savoir pour autant que ce que je suis en train de faire est une manière de monter à vélo, tout simplement, parce que je pourrais fort bien ignorer que la manière dont je fais les mouvements est bel et bien celle que décrit la liste en question. Mais on peut apporter deux types d’objections à cette analyse.
En premier lieu, noter qu’il y a dans cette présentation quelque chose, au mieux de circulaire, au pire, de peu crédible : ce n’est pas « parce que je sais que m est une manière pour moi de monter à vélo (sous un mode pratique de présentation) », que je sais monter à vélo. Il faut plutôt dire que je sais que m est une manière pour moi de monter à vélo (sous un mode pratique de présentation), parce que je sais déjà comment instancier m. Entretenir la proposition que m est une manière pour quelqu’un de ϕ-er sous un mode pratique de présentation implique de savoir comment soi-même instancier m. Bref, le savoir faire se trouve être en définitive une partie irréductible de l’analyse parce que l’explication du mode pratique de présentation exige que je dispose déjà de certaines bribes de savoir faire. Auquel cas l’analyse fait appel à la notion même qu’il s’agit d’expliquer [3]. Si le fait que m me soit présenté sous le mode pratique exige de savoir comment utiliser m, Stanley et Williamson ont en toute rigueur raison de dire que savoir monter à vélo exige de savoir (sous le mode pratique de présentation) que m est une manière de monter à vélo. Mais ils ont tort d’en conclure que cela fait du savoir faire une espèce de savoir propositionnel.
En second lieu, si on analyse de plus près le concept même de « manière » et le rôle qu’il est censé remplir, on voit qu’il est problématique [4]. Je peux avoir une manière de faire quelque chose que je veux faire, sans savoir comment faire, par exemple en accédant à un site web sécurisé dont les paramètres de sécurité ont été un instant désactivés, après avoir tapé au hasard un mot de passe qui n’est en fait pas le bon car je l’avais oublié : j’ai bien manifesté une manière d’entrer sur le site web mais aucune connaissance pratique réelle n’est intervenue ici (je ne connaissais pas le bon mot de passe). De même, il ne suffit pas de savoir faire quelque chose à telle ou telle occasion, pour pouvoir être crédité de la maîtrise d’un savoir faire ou d’une connaissance pratique. C’est toute la différence qu’il peut y avoir entre deux individus qui taperaient tous deux (manifestant donc une même « manière de faire ») le mot « Afghanistan ». L’un sait taper, mais tape le mot pour la première fois, l’autre est débutant, et c’est le seul mot qu’il sache taper. La différence entre celui qui a la maîtrise de la frappe et le débutant est une différence qui porte sur ce qu’ils savent faire mais qui n’est pas manifeste dans les « événements singuliers » auxquels ils participent lorsqu’ils exercent leur connaissance. On est en présence d’une seule et unique manière de faire (la manière dont tous deux ont tapé), mais ce sont deux types différents de savoir faire qui sont exercés (l’un sait taper, et l’autre sait taper « Afghanistan »). De même, des instances singulières de savoir faire ne permettent pas de déterminer en quoi consiste au juste le savoir faire dont quelqu’un fait preuve lorsqu’il manifeste, hic et nunc, celui-ci. On peut dire de quelqu’un qu’il « sait tailler les rosiers », soit parce qu’on l’a vu se servir comme il faut de son sécateur, soit parce qu’on l’a vu réfléchir à la manière de procéder en examinant la plante avant d’effectuer la taille [5]. Une seule sorte de savoir faire est ici en cause, mais qui s’exerce de deux manières très différentes. La conclusion qui s’impose est donc la suivante : savoir faire quelque chose ce n’est pas (ou pas seulement, ainsi que le pensent Stanley et Williamson) connaître une proposition vraie, s’exerçant de telle ou telle manière, à l’occasion de telle ou telle activité ou action ; c’est être dans une relation de savoir faire avec une activité ou un type (et non un token) d’action. Lorsqu’on sait faire quelque chose, on entretient avec son savoir un lien qui a toutes les apparences de la généralité. C’est aussi du reste la raison pour laquelle ce ne sont jamais des événements, mais plutôt des processus que l’on met en avant pour identifier la connaissance pratique lorsque celle-ci s’exerce, et que Ryle parle de la connaissance pratique comme d’une « disposition » « dont l’exercice est indéfiniment hétérogène [6] ». Une analyse adéquate du type d’agentivité à l’œuvre dans la connaissance pratique devra donc intégrer cette donnée que connaître de façon pratique, c’est nécessairement être engagé dans des processus, des activités ou un savoir agir qui, du fait même de sa généralité, ne peut pas se réduire à la seule connaissance de propositions particulières. Il ne faut certes pas conclure trop vite des liens étroits entre la connaissance pratique et nos intentions, raisons d’agir et actions, au bien-fondé de l’anti-intellectualisme, car la question reste toujours posée, à ce stade, de savoir si celles-ci se fondent en dernière analyse sur des attitudes propositionnelles plutôt que sur des capacités, dispositions ou aptitudes, si les actions intentionnelles sont le produit des premières ou des actualisations des secondes. La nature exacte du type d’agentivité à l’œuvre, par exemple, lorsqu’on agit intentionnellement – la connaissance pratique du type de celle qu’évoque Elisabeth Anscombe en particulier dans Intention (1957) – n’est donc pas tranchée [7]. Mais il n’en reste pas moins vrai que l’intellectualiste a au moins autant de soucis à se faire, à ce stade, que l’anti-intellectualiste, sans même compter d’autres difficultés à venir.
Références
[1] Stephen Hetherington, How To Know: A Practicalist Conception of Knowledge, Malden (Mass.), Blackwell, 2011.
[2] Stanley & Williamson, art. cit. p. 425 : « S knows how to ϕ just in case there is a way, w, such that S knows that w is a way to ϕ ».
[3] Jeremy Fantl, art. cit., p. 460-461.
[4] Jennifer Hornsby, « Ryle's knowing how and knowing how to act », in J. Bengson & M.A. Moffett, 2011, p. 80-98.
[5] Tous ces exemples sont empruntés à J. Hornsby, op. cit., p. 90-92.
[6] Ryle, 1949, op.cit., p. 44.
[7] Question dont la redoutable complexité ne peut être traitée d’assez près dans le cadre nécessairement limité du cours de cette année.