Il s’est donc agi, dans le quatrième cours, de procéder à l’examen du bien-fondé d’une telle approche, d’une part, en présentant les premières salves intellectualistes contre l’anti-intellectualisme (notamment ryléen) à partir des positions développées par Jason Stanley et Timothy Williamson [1], d’autre part, en commençant à évaluer la pertinence d’une approche plus « intellectualiste » de la connaissance pratique. Stanley et Williamson vont en effet contester l’existence d’une distinction fondamentale entre le savoir faire (knowledge-how) – une capacité, un complexe de dispositions – et le savoir propositionnel (knowledge-that) – lequel n’est pas une capacité mais une relation entre un penseur et une proposition vraie – et soutenir la thèse, contre Ryle notamment, que « le savoir faire n’est qu’une espèce du savoir propositionnel (knowledge-how is simply a species of knowledge-that) ».
On a repéré plusieurs problèmes dans la position de Ryle. Le cadre behavioriste logique lui-même : savoir si quelqu’un connaît une règle ne se réduit pas à l’observation de son comportement ; suivre une règle ne se réduit pas si aisément à un ensemble de dispositions (voir Wittgenstein et Kripke) ; la délimitation du domaine du savoir faire n’est pas aussi simple : il existe des cas clairs d’aptitudes pratiques, d’autres qui le sont moins (être intelligent, scrupuleux) ou qui semblent peu différents de savoirs propositionnels, comme savoir parler une langue, savoir réparer un ordinateur, se repérer dans une ville, jouer aux échecs ou du violon. Nombre de ces aptitudes peuvent s’acquérir sans savoir verbal, mais la plupart supposent au moins en partie un tel savoir et une compétence intellectuelle. Est contestable aussi la présentation ryléenne de la connaissance théorique à travers la « légende intellectualiste » : l’argument de la régression est-il bon ? L’action intelligente suppose-t-elle, dans tous les cas, la considération antérieure d’une proposition ? Est-on obligé d’adopter la conception représentationniste que sous-tend une telle lecture ? La présentation de l’argument de Lewis Carroll n’est-elle pas douteuse ? Est-il aussi sûr que connaître une règle d’inférence ce ne soit pas connaître un fait ou une vérité en plus ? Ryle semble supposer aussi que la connaissance propositionnelle est comportementalement inerte. Mais pourquoi ? Ensuite, la conception que propose Ryle de la connaissance pratique est-elle correcte ? Enfin, avons-nous vraiment épuisé toutes les possibilités, comme semble le penser Ryle, en distinguant les choses de façon binaire, i.e. soit par contemplation propositionnelle soit de façon dispositionnelle ? L’intellectualisme ne pourrait-il se défendre sur d’autres bases ? On a généralisé ces premières critiques « intellectualistes » de l’anti-intellectualisme ryléeen à toute approche qui se voudrait radicalement anti-intellectualiste de la connaissance pratique. L’argument de la régression à l’infini n’est pas correct : il n’est pas vrai que chaque manifestation de savoir faire doive s’accompagner d’une action distincte consistant à contempler une proposition qui soit elle-même une manifestation de savoir faire ; si tel était le cas, aucun savoir faire ne se manifesterait jamais. « J’exerce (ou je manifeste) ma connaissance que l’on peut ouvrir la porte en tournant le bouton et en la poussant (de même que ma connaissance qu’il y a là une porte), en exécutant cette opération de façon tout à fait automatique lorsque je quitte la pièce, sans formuler (ni mentalement, ni à haute voix) cette proposition ou quelque autre proposition pertinente [2]. » Il est inexact que pour toute action il faille recourir à une connaissance pratique : dirons-nous que pour digérer, nous avons besoin de savoir digérer ? Que pour gagner à la loterie, nous avons besoin de savoir comment gagner à la loterie ? Cela suppose une restriction du champ aux actions intentionnelles. Ryle ne parvient donc ni à mettre en difficulté la thèse selon laquelle le savoir faire est une espèce de savoir propositionnel, ni à défendre sa thèse anti-intellectualiste définissant la connaissance pratique comme la mise en œuvre de certaines capacités (abilities). Les attributions de savoir faire n’impliquent même pas l’attribution de capacités correspondantes. Un moniteur de ski peut savoir comment on effectue des figures complexes de ski acrobatique sans être lui-même capable de les effectuer. Un pianiste virtuose qui perd l’usage de ses deux bras dans un accident de voiture peut fort bien savoir encore comment jouer du piano [3]. De même, on peut nier qu’une action intelligente doive être nécessairement précédée par la considération de propositions (intellectualisme « déraisonnable »), sans nier que l’action intelligente doive être en quelque façon guidée par une forme ou une autre de connaissance théorique ou propositionnelle (intellectualisme « raisonnable [4] »).
Par ailleurs, certains modèles de la connaissance propositionnelle sont proches de la vision ryléenne du savoir faire : ainsi la conception fonctionnaliste de la croyance, où manifester une attitude propositionnelle telle qu’une croyance, c’est manifester un certain état dispositionnel. Ryle a donc tort de penser que sa propre conception de l’action va nécessairement à l’encontre de la conception intellectualiste. On ne peut conclure, à partir de l’argument de la régression, que le savoir faire n’est pas une espèce du savoir propositionnel que si on combine cet argument avec la thèse erronée selon laquelle il y a une asymétrie entre les conditions de manifestation du savoir faire quelque chose et les conditions de manifestation de savoir que quelque chose est le cas. Un intellectualiste peut soutenir à la fois que la connaissance sur la base de laquelle nous agissons, quand nous agissons de façon intelligence, la connaissance pratique, est quelque chose qui se manifeste directement, sans action mentale préalable, et qu’une action intelligente est guidée par un savoir propositionnel. C’est d’ailleurs assez conforme à la manière dont on décrit le plus souvent le processus même de la délibération : quand on délibère, on intègre dans la délibération des croyances et des désirs qui ne font pas à proprement parler partie de la délibération elle-même (cf. Aristote). En d’autres termes, nos comportements peuvent être informés de manière non délibérative par d’autres attitudes propositionnelles [5].
Références
[1] J. Stanley & T. Williamson, Journal of Philosophy, vol 98, 2001, 441-444 et J. Stanley Know How, Oxford University Press, 2011.
[2] Carl Ginet, Knowledge, Perception, and Memory, Boston, Reidel, 1975.
[3] Stanley & Williamson, art. cit., p. 416.Paul Snowdon, « Knowing how and knowing that: A distinction reconsidered », Proceedings of the Aristotelian Society, 2003, p. 8.
[4] Carl Ginet, op.cit., 1975, p. 6- 7 ; cité par Stanley, op.cit., 2011, p. 15.
[5] Peter Railton, « Practical Competency and Fluent Agency », in D. Sobel et S. Wall (éd.), Reasons for Action, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 97-102.