Le premier cours a introduit à ces questions en rappelant les origines et les ressorts de l’anti-intellectualisme présent dès l’Antiquité (cf. les railleries de la servante Thrace à l’endroit des philosophes perdus dans les cieux ; Théétète, 174a-175a). On est revenu sur les formes plus récentes de cet anti-intellectualisme dans les accusations de Pierre Bourdieu à l’encontre de la « raison scolastique [1] » et de l’illusion d’une indépendance ou d’une transcendance du savoir et de toute pratique réflexive, là où il faut voir une relation de co-originarité logique entre les pratiques et la structure, le « champ », bref, tout un système de dispositions ou d’habitus qui rend inconcevable on ne sait quel « point de vue de nulle part ». On a montré qu’il s’agit moins d’un anti-intellectualisme radical ou d’un sociologisme déterministe, que d’« une simple adhésion, constitutive de l’engagement scientifique, au principe de raison » et, comme le dit Bourdieu en termes pascaliens, de la volonté de trouver « la raison des effets » – en l’occurrence, de trouver des raisons sociales à des effets sociaux, et en particulier « à des effets qui n’ont pas l’air d’être sociaux mais le sont néanmoins bel et bien [2] ». Pour Bourdieu, on ne saurait transiger, même pour les raisons politiques les plus respectables, avec les exigences propres de la science. Simplement, « inscrire dans la théorie le principe réel des stratégies, c’est-à-dire le sens pratique », c’est montrer que « des notions comme celle d’habitus (ou système de dispositions), de sens pratique, de stratégie, sont liées à l’effort pour sortir de l’objectivisme structuraliste sans tomber dans le subjectivisme [3] ». D’où la proximité de Bourdieu, déjà notée par Bouveresse, avec des auteurs comme Wittgenstein, mais aussi avec Gilbert Ryle. Pour tous les trois, « l’apprentissage d’un jeu peut passer par la formulation et l’acquisition explicite des règles qui gouvernent le jeu ». Mais « l’on peut également acquérir le genre de comportement régulier qui correspond à la maîtrise pratique du jeu sans que l’énonciation de règles quelconques ait eu à intervenir dans le processus ». Ce pourquoi, en bien des cas, « une description de la connaissance pratique qui rend possible la pratique concernée risque de n’être finalement pas très différente d’une description appropriée de la pratique elle-même [4] ».
On est alors passé à l’examen de ce qui sous-tend souvent l’anti-intellectualisme : la hiérarchie instaurée entre deux ordres – théorique et pratique – de la raison, mais aussi de la connaissance, et le privilège accordé au premier, conduisant à restreindre le champ de la raison ou du savoir à celui-ci. Les risques d’une telle position sont l’exclusion du domaine même de la connaissance de maintes réalisations de l’esprit, qui, si elles ne relèvent pas de la connaissance théorique scientifique, mettent bien en œuvre des dispositifs, des facultés, des formes d’intelligence et de capacités cognitives. On a évoqué les recherches menées autour de l’idée d’une possible connaissance littéraire mais aussi artistique (dont le colloque sur « La fabrique de la peinture » a cherché à dégager les ressorts) tout en soulevant les difficultés qui se posent alors ; ainsi, quelle sémantique pour les énoncés fictionnels ? De quel type de « connaissance » – propositionnelle ou non ? – peut-il être question en littérature ? Est-il judicieux de la penser sur le modèle d’une connaissance non propositionnelle, engageant plutôt que des maximes, principes, vérités universelles ou lois générales du caractère humain, des expériences singulières, émotions, sentiments, conflits dans la perception de valeurs, qui serait alors plus proche de ce qu’entendait Aristote par la connaissance pratique, irréductible, en apparence du moins, à la connaissance théorique, et qui engagerait tout un art du jugement, du discernement, bref tout un « savoir faire » ? D’où l’enjeu du cours : est-il sûr qu’il y a un fossé entre deux formes d’intelligence, ou entre deux formes que prendrait la connaissance, ou est-il possible de réduire l’une à l’autre ? Soit au sens où toute connaissance, tout savoir « que » (know that) serait en définitive une connaissance non propositionnelle mais pratique, en un mot un « savoir comme » (know how) ou un savoir faire (G. Ryle) ; soit, à l’inverse, au sens où toute connaissance pratique se réduirait en réalité à une connaissance propositionnelle, à un savoir « que », et porterait bel et bien sur des faits et non pas sur des dispositions ou capacités (J. Stanley et T. Williamson). Pour montrer la difficulté de ce genre d’oppositions, on est revenu aux Grecs, en rappelant certes la supériorité de la raison théorique, faculté de connaître – désintéressée – selon des principes, sur la raison pratique (De anima III, 9, 432b27), mais aussi la complexité de la position platonicienne (cf. Ménon 97b-98d, analysée dans notre cours de 2010-2011 sur « La valeur de la connaissance »), et plus encore la subtilité du concept aristotélicien de phronesis (prudence ou sagacité), cette instance d’orientation de l’action raisonnable qui ne concerne plus les seuls dieux mais les humains dans leur contingence (EN X 10, 118 1b15), dont il ne faut pas oublier que si elle porte sur le particulier, il s’agit bien d’une vertu intellectuelle [5]. D’où la nécessité de repenser le dualisme théorique/pratique. Si Aristote a raison, le savoir pratique n’exigerait peut-être pas le recours à une forme d’intelligence différente (non intellectuelle) de celle qui est à l’œuvre dans le savoir théorique. Ensuite, l’intelligence elle-même, aussi intellectuelle soit-elle, ne serait pas incompatible avec l’idée de certaines dispositions que l’on exercerait et entraînerait. On comprend mieux que les thèses de Gilbert Ryle aient été perçues comme une remise à l’honneur de maints thèmes aristotéliciens.
On a terminé le cours en introduisant les thèses développées par Ryle dans ses deux textes célèbres [6] où il s’agit de pourfendre la « légende intellectualiste » et de montrer qu’en réalité tout savoir est un savoir faire, et que la connaissance est affaire non prioritairement de vérités, de faits et de propositions, mais d’aptitudes, de capacités et de dispositions intelligentes.
Références
[1] Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
[2] J. Bouveresse, Pierre Bourdieu, savant et politique, Marseille,Agone, 2004,p. 117-118.
[3] P. Bourdieu, Choses Dites, Paris, Minuit, 1987, p. 76-77.
[4] J. Bouveresse, op.cit., p. 46-47.
[5] Cf. Pierre Pellegrin et Michel Crubelier, Aristote, le philosophe et les savoirs, Paris, Seuil, 2002, p. 152-153 ; Richard Sorabji, « Aristotle on the role of intellect in virtue », in Essays on Aristotle’s ethics, Oxford University Press, 1980, p. 201 ; Richard Bodeus, intr. à Ethique à Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, p. 40-41 ; Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, réedit. 2014 ; Problèmes aristotéliciens, Paris, Vrin, 2011.
[6] Celui, tiré de la conférence plénière donnée à l’Aristotelian Society en 1945 : « Knowing How and Knowing that » (Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, Vol. 46 (1945-1946), p. 1-16), et les analyses menées, par d’autres arguments, notamment au chapitre 2 de l’ouvrage de 1949, The Concept of Mind (La Notion d’esprit, pour la traduction française que nous devons, chez Payot, à Suzanne Stern-Gilet).