Résumé
Alors que s’engagent des pourparlers de paix pour l’Ukraine, le cours commence par un rappel de l’exigence de vérité. On peut se demander si une telle exigence est pertinente en ce qui concerne la lecture littéraire, qui relève sans doute plus de l’art que de la science. S’il y a une science de la lecture, elle consiste à savoir discriminer entre les sens probables et les sens improbables, voire impossibles. Un événement historique ne se présente pas comme une œuvre à interpréter, d’autant moins que, Valéry y insistait, on le découpe de manière arbitraire dans la masse des faits. Certains événements paraissent se prêter davantage à l’interprétation lorsqu’ils sont ponctuels, localisables et liés à une intention particulière : un acte terroriste, par exemple. Cette confusion n’est possible que parce que, depuis Dada, une partie de l’art a repris les codes du terrorisme. De façon réciproque, la spectacularisation, voire une certaine artification, sont indispensables au terrorisme moderne. On peut toutefois dégager deux principes constitutifs de l’œuvre d’art qui la distinguent de l’action terroriste et du pur événement historique.
Premier principe : même si l’œuvre d’art peut vouloir choquer, elle ne veut pas blesser physiquement les observateurs. Elle crée pour eux un espace et un temps de liberté, alors que l’événement historique nous contraint et s’impose sans possibilité de dérobade. Dans la définition occidentale de l’art, l’autonomie du spectateur-lecteur précède historiquement et axiologiquement celle de l’artiste : on vient à l’œuvre d’art librement, sans y être forcé, et on la quitte de même. Les principaux contre-exemples sont liés à l’éducation : si la contrainte scolaire contredit l’autonomie du lecteur, c’est parce que l’élève est un mineur et que son autonomie n’est pas complète. Autre exception : le monument public, qui s’impose à la vue de tous. Aussi l’architecture est-elle l’art préféré des régimes totalitaires. Dans les autres cas de figure, lorsqu’il n’y a plus autonomie du spectateur-lecteur, il n’y a plus d’art, mais culte religieux ou propagande politique, et ce même si des éléments esthétiques participent à l’expérience.
Second principe de l’œuvre d’art : elle est porteuse d’un ou plusieurs sens qui se développent avec le temps. L’œuvre vise au-delà du présent. Sa dimension événementielle n’épuise pas son sens. Les attentats, à l’inverse, mettent en accusation par un non-sens ponctuel une réalité vécue comme un non-sens global. Ces deux principes sont liés : le sens ne peut se développer que parce que l’œuvre respecte l’autonomie du lecteur. C’est la libre collaboration du lecteur avec l’œuvre, cette symbiose librement choisie, cette élection spontanée et volontaire d’un domicile pour l’imaginaire, qui est productive et fructueuse.
Voilà l’une des leçons que donnent Les Bergers d’Arcadie de Poussin : sans que nul ne force à aller vers ce tableau, il attire depuis près de quatre siècles des générations de spectateurs et d’interprètes, et produit ce faisant une floraison remarquable de sens. Nul besoin toutefois de choisir entre ces derniers : l’ambivalence et l’amphibologie sont caractéristiques de cette œuvre. L’œuvre de l’art le plus élevé est une machine à bloquer l’interprétation définitive ou, ce qui revient au même, à multiplier les interprétations provisoires. Le tableau de Poussin est une machine à créer du sens selon l’observateur. Son indécidabilité est voulue : le chrétien le déchiffre comme une préfiguration du Salut ; le stoïcien y lit le message de Montaigne : « Que philosopher, c’est apprendre à mourir » ; l’épicurien et le libertin y voient une représentation du carpe diem et de l’ataraxie fondée sur la philia et l’amitié, que ne saurait aucunement troubler la pensée de la mort – puisque Et in Arcadia ego signifie également : « Là où moi, la Mort, je suis, c’est encore l’Arcadie. »