Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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Résumé

Dans la première version d’Et in Arcadia ego de Poussin, la tension formelle entre le discret et le continu, entre le mouvement du réel, d’un côté, et l’immobilité imposée par la représentation picturale, de l’autre côté, cette tension formelle caractéristique de la peinture devient l’image de la tension propre à l’existence humaine – tension ou plutôt contradiction, sinon scandale de la condition humaine, à savoir l’irruption brutale de la mort dans le continu de la vie.

À la différence du Guerchin, chaque élément ne fait pas sens chez Poussin séparément : ce n’est pas la somme des sens des éléments qui produit le sens total, mais la structure globale de l’image qui doit être interprétée. Cette question vaut pour toute interprétation des images comme des textes : quelle importance donner aux détails d’une œuvre ? Faut-il faire prévaloir les détails sur l’ensemble ou l’inverse ? Un détail est-il en mesure de renverser le sens de l’ensemble ?

Les trois bergers de Poussin, deux hommes et une femme, courant vers un tombeau et s’arrêtant brusquement devant lui, font aussi penser à l’Évangile selon saint Jean, quand les disciples de Jésus découvrent le sépulcre vide de leur maître. Pour les spectateurs humanistes et chrétiens contemporains du peintre, la référence évangélique est incontournable. Les trois bergers préfigurent les trois disciples selon un message clair : dans le monde d’avant la Révélation, la mort triomphe. Une telle lecture chrétienne du tableau est préparée par le peintre sans être imposée par l’image. Si l’astuce de Poussin consiste à laisser ouverte la signification et à rester dans une ambiguïté qui lui permet de ne pas heurter les convictions dominantes ni les autorités religieuses, nous aussi, spectateurs, interprètes, devons nous montrer attentifs aux possibles de l’interprétation sans forcer celle-ci dans un sens ni dans l’autre.

Comment montrer par une image l’acte intellectuel de la compréhension ? C’est ce que réussit à faire Poussin dans ce tableau, et encore davantage dans sa seconde version, réalisée vers 1638. Arrivée en 1685 à Versailles, la toile, accrochée dans les appartements privés de Louis XIV et Louis XV, reste longtemps invisible de la plupart des visiteurs, ce qui n’a pas empêché critiques, artistes et poètes d’en parler et de l’imiter sans l’avoir jamais vue. C’est un tableau qu’on connaît par ouï-dire, si bien que s’installent progressivement des déformations. Diderot et Delille le décrivent comme la représentation d’une Arcadie heureuse avec des jeunes gens en train de festoyer. Or, le paysage est en réalité plutôt aride et rocailleux, et les personnages immobiles et méditatifs.

Le tableau nous dit que l’Arcadie elle-même a changé : elle n’est plus ce qu’elle était, elle est désolée, on y est un peu triste. L’inscription pourrait alors signifier : « C’était encore l’Arcadie, là où j’ai vécu. » Sous-entendu : l’Arcadie n’existe plus, elle a disparu avec le mort, elle est devenue un waste land, une « terre gaste ». Voilà une allégorie pour notre temps : au train où vont la pollution, le dérèglement climatique, la désorganisation politique et mondiale, nos petits-enfants pourront-ils dire qu’ils ont connu l’Arcadie ? Rien n’est moins sûr. Cette nouvelle lecture actualisante du tableau est à ajouter aux diverses interprétations contradictoires fournies ces dernières décennies par les historiens de l’art.