Résumé
Le tableau Les Bergers d'Arcadie de Poussin n'impose pas de choisir entre des lectures antinomiques : elles sont toutes valables à la manière de ces illusions d’optique dont l’interprétation et le référent changent selon qu’on structure l'image autour de telle ligne plutôt que de de telle autre. L'alternance entre les interprétations chrétiennes, stoïciennes et épicuriennes de l’œuvre de Poussin relève d’une instabilité analogue. Réfléchissant sur les illusions d’optique, Wittgenstein distingue entre voir quelque chose et voir comme quelque chose : on ne voit qu'une seule chose, mais cette chose-là, on peut la voir comme plusieurs choses successivement. Un texte reste le même en tant qu'objet, mais nous pouvons lui attribuer des sens différents selon l’angle d’où nous le regardons. L'erreur, voire la faute, serait de décider d’un sens exclusif alors que nous savons qu'une interprétation multiple est possible. Il ne faut pas confondre le fait avec le sens. Interpréter, ce n’est pas voir, mais voir-comme, ce qui revient à accepter la multiplicité des aspects possibles dans un texte littéraire ou dans une œuvre d'art, même quand ces aspects sont contradictoires.
Une telle indécidabilité du message du tableau de Poussin est constitutive de son projet artistique. Elle correspond à tout un courant humaniste des XVIe et XVIIe siècles auquel appartiennent Érasme et Montaigne et qui tente de réconcilier christianisme, stoïcisme et épicurisme. Rien, dans la biographie de Poussin, ne conduit à le ranger dans l’orthodoxie religieuse du temps. Bien au contraire, tout porte à croire qu'il fut sensible à ce qu'on nomme le « libertinage érudit » tout en sachant noyer ses opinions dans le bruit informationnel que produisaient ses œuvres.
Avec Les Bergers d'Arcadie, le spectateur est plongé dans la même action de lecture que les personnages du tableau, selon une mise en abyme comparable à celle de Vélasquez dans Les Ménines. Il s'agit d’une allégorie de la lecture représentant trois étapes complémentaires : déchiffrer les signes (au ras du texte), comprendre la signification (moment centripète, le doigt tendu vers le texte et vers l'auteur), méditer le sens (moment centrifuge). La signification, c’est ce que le texte et son auteur veulent nous dire dans leur contexte ; cet acte de compréhension s’efforce de passer par-dessus les failles du temps et de la mort. Le sens ou les sens, c’est ce que le texte nous dit, à nous, dans notre contexte.
Une Pathosformel (formule émotionnelle) à la manière de Warburg relie le berger de droite, l'Œdipe d’Ingres et le Champollion de Bartholdi : le pied posé sur un rocher, le coude appuyé sur la jambe, l'index tendu, telle est la figure de l'herméneute. Le tableau de Poussin nous exhorte à devenir les bergers des textes et des sens : il convient d'abord de déchiffrer humblement, ensuite d'extraire la signification avec l'aide de la mémoire, enfin de faire prospérer le sens dans la multiplicité tout en sachant ramener au bercail les sens qui extravaguent. Telles sont les règles de lecture que nous avons tâché d’appliquer au tableau lui-même : humilité, bienveillance, rigueur et liberté, en gardant une place pour l'indécidable et la polysémie.