Résumé
L’Et in Arcadia ego du Guerchin peut se transposer sous la forme d’une liste de signes constituant comme les mots d’une phrase, dans la lignée des emblèmes de Ripa : un élément représente une idée abstraite, et les éléments sont rassemblés dans une composition par juxtaposition et addition. A contrario, les deux tableaux de Poussin qui traitent du même thème doivent être lus chacun comme un tout : il ne suffit pas d’additionner le sens de chaque élément pour saisir le sens de l’ensemble – ce qui rend leur lecture plus difficile et crée un sentiment de mystère et de profondeur.
Il y a de la sorte deux types de composition picturale, discrète et additive, d’un côté, continue, organique et structurelle, de l’autre. Cela vaut aussi pour les textes : certains sont codés en unités sémantiques discrètes qui demandent à être chacune interprétée séparément. Ainsi des haïkus qui, si courts soient-ils, doivent comporter chacun au moins un « mot de saison » (kigo). Quand l’œuvre est longue, il peut y avoir multiplication d’éléments sémantiques discrets, comme dans l’« énigme en prophétie » qui clôt Gargantua.
Du discret au continu existe une gradation. Le même écrivain peut pratiquer l’un et l’autre. Chaque vers d’« El Desdichado » consiste en énigmes hétérogènes. À l’inverse, si « Fantaisie », du même Gérard de Nerval, est certes composé d’unités discrètes (les diverses parties du paysage et du château), l’ensemble fait sens de manière organique par jointure des éléments. Composition discrète ou continue : ces deux modes formels engagent deux modes différents de lecture, par détails ou par la structure globale.
Les trois bergers de la première version d’Et in Arcadia ego par Poussin représentent les instantanés d’un même mouvement selon une décomposition proche des chronophotographies de Marey. Les figures discrètes désignent un mouvement continu qu’arrête brutalement une immense paroi de pierre, comme la vie arrêtée par la mort. Le regard est fixé sur l’inscription. Panofsky a tordu la grammaire latine pour l’adapter à son interprétation, à savoir que la mort parlerait elle-même (sum), et non pas le mort (fui). Or, Poussin a aménagé avec réalisme l’inscription et la scène de sorte que le discours du mort, une simple épitaphe, puisse aussi passer pour le discours de la mort.
Le problème que s’est posé Poussin est celui de l’intégration du discret (une phrase en langage verbal) à l’intérieur d’une composition continue de type réaliste. Le Guerchin avait juste plaqué la phrase dans un coin sans se préoccuper outre mesure de son insertion. Pour Poussin, au contraire, tout doit être soumis au continu de la peinture. Il place l’inscription énigmatique en objectif final du mouvement des bergers, avec une dynamique qui intègre la lecture dans l’action des personnages. Ce travail de raccommodage entre les signes discrets et les signes continus mérite l’admiration. C’est peut-être la première fois dans l’histoire de la peinture que l’interprétation d’un texte est devenue le point focal d’une image.