Ces deux cours ont approfondi la réflexion sur le Journal de deuil de Roland Barthes. En premier lieu, l’écrit de deuil nous est apparu comme l’envers du récit de vie, par son refus du temps, qui signifierait l’atténuation du deuil, la consolation. L’écrit de deuil reste délibérément dans le retour du même, dans un « chagrin immuable et sporadique ». Dans Albertine disparue, l’épisode du deuil illustre au mieux le principe de la multiplicité des moi à travers la saisie d’une collection d’instantanés de la défunte qui transforment le deuil en retour incessant du même : le narrateur proustien fait le deuil d’une multiplicité d’Albertine successives.
Dans le deuil, le sujet fait l’expérience d’un temps immobile parce que toujours recommencé, et donc inaccessible au flux de la narration. Le deuil se définit comme l’expérience d’une répétition, d’une platitude perpétuelle du temps et de l’espace, à l’image de ces paysages mornes et sans horizon qui servent de métaphore à la mélancolie baudelairienne dans certains poèmes en prose du Spleen de Paris. Ce sentiment d’un présent répété à l’infini, qui est le premier leitmotiv du Journal de deuil, est chez Baudelaire une source de l’inspiration poétique, sous les traits de cette « condamnation à vivre à perpétuité » qui, selon les termes de Jean Starobinski, caractérise la mélancolie. Le rapport entre la mélancolie et l’immortalité prend deux formes : ne pas pouvoir mourir d’un côté, et de l’autre, découvrir dans la mort un au-delà qui perpétue la vie. Cette errance perpétuelle est celle à laquelle est condamné le juif errant, dont le mythe est évoqué dans le poème « Les sept vieillards ». Les images baudelairiennes de la mort impossible et de l’errance qu’elle provoque se retrouvent sous la plume de Barthes évoquant la « mer de chagrin » qui le submerge.
Ce rejet du récit se comprend aussi comme un refus de faire signifier le deuil, de dialectiser son expérience par le biais de la narration. Il s’agit au contraire de s’en tenir aux émotions, de saisir en souvenir, par un geste très proustien, chaque visage de la défunte qui ressuscite à la vue d’un objet, d’un détail. Les images cinématographiques jouent dans Journal de deuil un tout autre rôle que dans La Chambre claire qui oppose le « punctum » de la photographie au peu d’intérêt suscité par le cinéma : les images des films provoquent des réminiscences intégrales chez le sujet en deuil, dont le moi passé, en relation avec le défunt, est prêt à ressusciter tout entier au moindre stimulus. D’où l’angoisse, partagée par Barthes et par le narrateur proustien, de vivre un jour l’atténuation de ces émotions liées au deuil, l’horreur d’un temps qui, redevenu mobile, précipiterait l’oubli. Barthes décrit avec effroi la construction affolée de l’avenir qui suit la mort d’un être, cette projection des individus dans le temps qu’il désigne sous le nom d’« aveniromanie » et qui s’oppose si violemment au temps immuable du deuil en brisant le scénario du chagrin sans trêve.