Le projet stendhalien d’écrire la vie tend à rassembler les événements disparates d’une expérience discontinue dans une narration totalisante, à leur imposer une forme dont Souvenirs d’égotisme et la Vie de Henry Brulard illustrent la quête, toujours inachevée et toujours recommencée, plutôt que l’aboutissement. Le projet d’une vérité et d’une identité que le récit de vie serait chargé de faire naître est annoncé dès le début d’Henry Brulard : « Je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été ». Galen Strawson, classant Stendhal parmi les épisodiques, lui reconnaît pourtant des « éclairs diachroniques » : ces moments où le récit autobiographique fait le constat d’une permanence du moi et qui constituent la trame de la Vie de Henry Brulard.
On en trouve encore un exemple au moment où Stendhal évoque ses premières lectures de mauvais romans qui marquent pour lui la découverte de la volupté, et auxquelles il attribue la naissance de sa « vocation » : « Je sens cela en 1835 comme en 1794 », indique-t-il. Ces pages sur la vocation littéraire moquent l’emphase du jeune Brulard et son ambition de « vivre à Paris et [de] faire des comédies comme Molière ». Malgré le constat de la permanence d’un caractère qui s’est forgé dans les lectures de l’époque, le refus de l’emphase et de la « self importance » distingue le Stendhal de 1794 se rêvant poète maudit de celui de 1835 qui traite avec ironie l’« égotisme » de Chateaubriand et de Rousseau. Cette réticence se traduit également par une incapacité à parler de ses émotions, et particulièrement des moments de bonheur. La Vie de Henry Brulard se heurte à l’aphasie et au refus de « faire du roman » : le récit s’abolit dans « un intervalle de bonheur fou et complet » qui reste ouvert, Stendhal en renvoyant la narration « à un autre jour », envisageant un moment de « tracer un sommaire » et enjoignant le lecteur de « sauter cinquante pages », pour finalement renoncer au projet d’écrire le bonheur.
L’échec du projet autobiographique tient donc au refus de mettre en récit ce qui ne peut se dire sans ironie, de se prendre pour un personnage de roman et d’avoir la prétention de concevoir sa vie comme un destin. Ainsi, même chez des esprits épisodiques comme Stendhal, Proust et Montaigne, qui refusent l’emphase du récit, la permanence du moi se construit à partir de « capitons », selon le mot emprunté à Lacan, de « faits précipices » tels que les a définis Breton, ou encore d’« anamnèses » comme aurait dit Barthes.