L’opposition entre le récit de vie organique, caractérisé par la continuité et la progression narratives, et le récit de vie épisodique, cadre de la discontinuité du moi, recoupe la distinction canonique entre d’une part l’autobiographie, le grand récit de vie sur le modèle des Confessions de rousseau, et de l’autre, l’autoportrait, récit épisodique fait de micro-récits centrés sur des morceaux de vie à la manière de Montaigne. On peut la comparer aussi à la distinction proposée par Coleridge – qu’il emprunte à Schlegel – entre l’œuvre organique, dont le développement se conçoit sur le modèle de l’arborescence et s’illustre par la formule « Such as the life is, such the form », et l’œuvre mécanique, dont la création répond à un artefact, proche des techniques d’ingénieur, sur le modèle des poèmes de Baudelaire ou de Poe.
Selon l’opposition établie par Strawson entre êtres diachroniques et êtres épisodiques, on a proposé de classer les expériences de l’identité décrites par Montaigne, Stendhal et Proust du côté de l’épisodique, tout en observant la présence, chez ces trois auteurs, de moments narratifs qui révèlent, au sein même de la discontinuité, la permanence du moi. On a ainsi dégagé trois thèmes, trois types d’épisodes narratifs qui constituent autant d’objections à la thèse de la discontinuité du moi que ces œuvres mettent en scène : il s’agit des moments où le récit dit la honte, la mort, et le désir amoureux.
En ce qui concerne les moments de honte, le moi actuel du narrateur s’y montre solidaire du moi passé qui en fit l’expérience. Le cas de Jean-Jacques Rousseau est exemplaire : l’épisode du vol du ruban dans les Confessions révèle une conscience encore chargée des sentiments qui agitèrent Rousseau enfant, dans une culpabilité persistante, comme si la honte arrêtait le temps. Certes, l’entreprise menée dans les Confessions témoigne d’un esprit diachronique et narratif qui ne caractérise ni Montaigne, ni Stendhal, ni Proust. Cependant, on trouve chez ces auteurs le récit d’épisodes de honte tout aussi marquants, dont l’analyse permet de dégager un noyau de cohérence, d’unité du moi, par-delà le temps et la discontinuité : la honte est un sentiment qui refuse le principe de la prescription.
Pourtant, force est de constater l’absence de honte durable dans la Vie de Henry Brulard ; Stendhal évoque bien des humiliations, par exemple lorsqu’il orthographie mal le mot cela devant son cousin, mais la honte a été bue : « je suis un autre homme » écrit-il en conclusion de l’épisode. La formule dépasse ici le cliché littéraire signifiant la conversion, la révolution intérieure d’un être, pour désigner tout simplement l’oubli de ce qu’on a été. On trouve bien d’autres exemples chez Stendhal de l’absence de honte durable : on pourrait citer le récit du fiasco du narrateur auprès de la belle Alexandrine dans Souvenirs d’égotisme, ou encore l’épisode du duel arrangé, dont le récit dramatise le sentiment de honte alors éprouvé par le jeune homme, mais insiste sur l’idée que toute trace de son remords, pourtant profond, a alors disparu : « En écrivant ceci, j’éprouve la sensation de passer la main sur la cicatrice d’une blessure guérie ». L’image de la cicatrice, signe de reconnaissance de soi à soi, révèle bien une discontinuité. Ces exemples montrent que Stendhal voit dans le souvenir des moments de honte passée un passage obligé du récit traditionnel ; même si ces épisodes l’ont durablement marqué, la conclusion qu’il y apporte indique que les hontes et les remords sont éphémères.