Un aspect déconcertant de la littérature de la Grande Guerre est son côté fantastique, caractérisé tant par l’incompréhension et la confusion sur le champ de bataille que par le sentiment paradoxal de vacances, de foire, de carnaval éprouvé par le combattant.
Avec Les Poissons morts (1917), ouvrage sévèrement jugé par Norton Cru puisque la guerre y est traitée selon lui « comme une grosse plaisanterie, une farce grotesque », Pierre Mac Orlan introduisait ce qu’il appelait le « fantastique social » dans le roman de guerre, en comparant par exemple le fantassin qu’on appelait aussi le « biffin », terme désignant d’abord le chiffonnier, au Juif errant. Thibaudet est resté lui aussi insensible à l’aspect fantastique du roman de la destinée, catégorie qu’il condamne en bloc puisqu’elle est sans héros, ni énergie, ni initiative, mais avec des victimes : « S’abandonner à une destinée, écrivait-il dans la NRF d’avril 1920, suivre, être une goutte d’eau dans le courant. »
Une figure majeure du roman de la guerre comme roman de la destinée, l’individu renonçant à lui-même dans le groupe, est celle de la pagaille, qui explique le fatalisme du biffin. Le soldat qui n’y comprend rien vit la guerre comme une pagaille et une loterie. Dans Le Trésor de la langue française, sous le mot « pagaille », le deuxième exemple est emprunté justement à Cendrars : « La pagaïe ? Mais c’est quand les événements débordent les règlements édictés dans un État bien policé qui n’a rien laissé à l’imprévu » (La Main coupée). Le mot, qui vient des marins, est vite devenu un terme des poilus. Il est repéré par Albert Dauzat dans L’Argot de la guerre en 1918 et par Gaston Esnault dans Le Poilu tel qu’il se parle en 1919. À partir de 1916, le terme apparaît dans beaucoup de récits de guerre, avec les épithètes « effroyable » ou « extraordinaire ».
La guerre est une pagaille, une grande confusion, qui introduit la deuxième figure omniprésente de la confusion mentale de l’homme perdu dans le rang : Fabrice à Waterloo dans La Chartreuse de Parme, roman dont la première partie est le modèle du roman de la destinée ou de la pagaille, et dont la seconde est le prototype du roman de la volonté. Norton Cru s’élevait pourtant contre cette idée reçue qui faisait du début de La Chartreuse de Parme la représentation réaliste définitive de la guerre vécue par l’homme de troupe égaré sur le champ de bataille, courant çà et là sans comprendre, ignorant le but tactique et stratégique de l’action dont il est un pion. Selon Cru, Fabrice est un enfant ; son héroïsme est livresque, naïf et sot, suivi d’une désillusion.