Nous entrons dans la commémoration de la Première Guerre mondiale, laquelle nous touche tous d’une manière ou d’autre. Ce cours, intitulé « La guerre littéraire », oscillera entre deux sujets voisins, mais qui se rejoindront souvent.
Le premier porte sur la littérature ou sur la vie littéraire comme bataille, sur le caractère inséparable de la littérature et de la guerre, depuis l’Iliade au moins, et jusqu’à Guerre et Paix et au-delà. Comme beaucoup d’activités humaines, la littérature est par nature un sport de combat. La vie littéraire est compétitive et agonistique, même si elle peut se faire parfois coopérative et solidaire, dans les écoles et les mouvements, parmi les groupes ou les générations. La littérature a toujours eu à voir avec les jeux, les concours de chant, la quête des lauriers, les prix. Il y a quelque chose d’universel dans le rapprochement de la poésie et de la lutte ou de la guerre. Le furor poeticus était exalté par la rivalité et par la perspective de classement. La revendication moderne et paradoxale du neutre confirme la nature foncièrement belliqueuse de la vie littéraire. L’idée d’un canon fait partie intégrante de l’activité poétique, bien avant les listes des meilleures ventes dans les hebdomadaires. La libido guerrière s’empare même des plus sceptiques, paisibles ou marginaux des écrivains, comme Baudelaire et Proust, lequel s’élève, pour inventer son roman, contre l’obscurité de la poésie symboliste, contre Sainte-Beuve, puis contre la littérature populaire et patriotique durant la Grande Guerre. L’originalité s’affirme contre l’autre, et le communisme littéraire est rare.
Faut-il évoquer la très ancienne rivalité des mots et des armes, The pen is mightier than the sword, adage frappé par Edward Bulwer-Lytton ? Cette pensée, aussi vieille que l’écriture, se rencontre partout, chez Euripide, dans la Bible juive et le Nouveau Testament, dans le Coran ou chez Napoléon en 1804. La première partie des Illusions perdues porte sur ce que Balzac nomme la « guerre littéraire » (d’où le titre de ce cours), à savoir « d’horribles luttes, d’œuvre à œuvre, d’homme à homme, de parti à parti, où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens ». Baudelaire fut profondément marqué, lui aussi, par une conception de la littérature comme guerre par d’autres moyens. Ses Conseils aux jeunes littérateurs (1846) font de la force la seule valeur littéraire et opposent à la sympathie, résultant de l’esprit de corps, la haine, qu’il faut concentrer et déverser à bon escient, impliquant l’« éreintage », néologisme du poète signifiant la critique destructrice et malveillante. Le philosophe Ernest Bersot compare alors l’« éreintement » à une « boxe littéraire ». Celle-ci représente, depuis le milieu du XIXe siècle, la variante moderne de l’« escrime littéraire », topos depuis l’âge classique. Elle est présente dans une bonne partie de la littérature, notamment américaine, du XXe siècle. Tous les écrivains sont des boxeurs.
Le second thème du cours, plus conjoncturel, porte sur la guerre de 1914-1918. Dans Le Temps retrouvé, parmi des considérations stratégiques sur la guerre, Proust, à travers Saint-Loup et le narrateur, compare l’art littéraire à l’art militaire (« Un général est comme un écrivain qui veut faire une certaine pièce, un certain livre ») et soutient que tous deux ont en commun de ne pas être des sciences, mais des arts de l’improvisation, de l’occasion, du kairos. C’est donc la guerre – avec l’improvisation des généraux, leur sens de l’occasion et de l’adaptation à l’adversaire – qui a permis à Proust de formuler après coup son art poétique et la loi capitale d’À la recherche du temps perdu.