En phase avec Duhamel, qui contestait l’idée d’une nouvelle littérature et d’un homme nouveau nés de la guerre, Thibaudet écrivait dans La NRF de janvier 1922 : « On se plaint souvent que la Grande Guerre n’ait pas encore produit la littérature immédiate qu’on en attendait. » L’immédiateté voulant dire l’absence de médiation ou d’intermédiaire, Thibaudet, disciple de Bergson, pensait moins à une littérature instantanée, consacrée à des événements contemporains, qu’à une littérature brute, une littérature de témoignage. Le critique se souvient qu’il y eut juste avant la guerre une polémique sur la « littérature immédiate », revendiquée par le groupe de l’Abbaye autour de Duhamel et de Jules Romains, soucieux de donner une expression immédiate de la réalité à l’encontre de la littérature discursive ou analytique. La littérature immédiate exige paradoxalement, selon Thibaudet, un « laps de temps », « l’ombre, le mystère, le silence », pour se réaliser. Il a fallu en effet attendre longtemps pour qu’elle apparaisse dans la littérature française, contrairement à la littérature anglaise, qui a réussi tôt à fournir une expression immédiate de l’expérience de la guerre.
Selon Thibaudet, « presque toute la littérature de guerre dérive de deux types : celui de Servitude et grandeur militaires et celui du roman naturaliste ; le livre de méditation morale individuelle, et la tranche de vie ». Il y a donc d’un côté le livre de considérations morales sur la guerre, qui est en général écrit par un officier, et de l’autre côté le récit naturaliste, qui est plutôt celui d’un soldat. Thibaudet attend l’émergence d’un troisième type de roman qui serait cette littérature immédiate. Or c’est, selon lui, le caporal, niveau de commandement immédiatement en contact avec les soldats, qui est « la plus belle situation pour vivre de toute la vie de l’armée » et pour « rendre dans un livre cette vivante énergie militaire ».
Cette thèse sur le roman de guerre a été énoncée par Thibaudet dès 1920. Il opposait alors le roman de la destinée (roman de la masse à la Zola) et le roman de la volonté (roman de l’individu à la Stendhal). On pourrait dire que, entre le roman de la destinée et le roman de l’individu, il y aurait place pour le roman du caporal. L’intuition de Thibaudet (qui a été lui-même caporal) semble confirmée par le fait que tous les romans importants sur la Grande Guerre ont en effet été écrits par des caporaux, tels Céline, Drieu la Rochelle, Cendrars, ou encore Paulhan, sergent, qui fait du héros du Guerrier appliqué un caporal.
L’abondance des écrits sur et durant la Grande Guerre est confondante. Aucun autre événement historique n’a déchaîné autant de littérature que celui-ci – pour ne pas citer les quatorze volumes des chroniques de Barrès, la recension de trois cents livres par Norton Cru, l’anthologie des écrivains morts publiée entre 1924 et 1926 qui comprend cinq forts volumes, ou encore les deux mille pages de Trente ans de vie française, l’œuvre majeure de Thibaudet écrite entre 1914 et 1918. Les raisons de cette immense production sont diverses. La première est la durée prolongée de la guerre. Tous les observateurs signalent que l’on écrivait beaucoup dans les cantonnements, mais aussi dans les tranchées.