Résumé
Dans la sixième de ses Lettres philosophiques (1734) Voltaire propose une apologie de la tolérance qui règne à la Bourse de Londres, où les différentes confessions coexistent pacifiquement : « Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ». Ce texte a été commenté par le grand philologue Erich Auerbach, depuis son exil à Istanbul pendant la Seconde Guerre mondiale, puis par Carlo Ginzburg, plus récemment, qui y ont vu des signes de l’ambivalence des Lumières. Nous nous arrêtons sur la lecture d’Auerbach, qui insistait sur la légèreté et la superficialité de Voltaire, sur les dangers de son universalisme abstrait et réducteur, et qui allait jusqu’à tracer un fil entre la « propagande des Lumières » et celle des régimes autoritaires du XXe siècle. Cette idée que les penseurs des Lumières, et notamment des philosophes français, ont développé un projet universaliste abstrait, hostile à toutes les différences culturelles et religieuses, s’inscrit dans une histoire longue, qui va de la pensée contre-révolutionnaire (Edmund Burke, Joseph de Maistre) jusqu’au libéralisme de la guerre froide (Isaiah Berlin). Après en avoir indiqué les limites, on revient au texte de Voltaire, pour voir comment s’articulent tolérance et cosmopolitisme autour d’un diagnostic de la modernité. Ce parcours nous conduit à proposer une lecture pluraliste de l’universalisme des Lumières, ou plutôt des « effets d’universel » que l’on peut trouver dans la littérature du XVIIIe siècle.