Notre cours a pour objectif d’établir l’histoire longue d’une notion, le talent, dont l’emploi a évolué à l’opposé de son sens littéral. Originairement défini comme une unité de mesure et de poids, la notion a été employée pour désigner des capacités, des aptitudes et des dons reçus en partage, dont l’activation supposait l’exercice de la volonté, ou, dans une interprétation plus audacieuse, appelait la prise de risque. Mais dans son usage métaphorique, le talent fait partie de ces catégories dispositionnelles dont la définition est aussi imprécise que l’usage en est commode. Utilisée au XVIIIe siècle pour soutenir une nouvelle conception de l’égalité individuelle et pour légitimer l’ambition de la réussite affranchie de l’arbitraire des privilèges héréditaires, la notion a connu ensuite le destin que lui réservaient les positions antagonistes sur les « justes inégalités » inaugurées pendant la Révolution française. L’invocation du talent est au cœur du libéralisme politique et économique du XIXe siècle, mais aussi du saint-simonisme, et de son apologie de l’audace des artistes, des savants et des ingénieurs et entrepreneurs. À l’opposé, la notion de talent fut invoquée, dans sa version inclusive et non compétitive, par Pierre-Joseph Proudhon et par Karl Marx pour écarter la valeur de différenciation et de hiérarchisation individuelles, au profit d’un idéal, accessible à tous, de réalisation de soi par l’agir productif, moyennant l’égalisation radicale des chances de développer la totalité de ses potentialités. Socle de la conception méritocratique de la réussite individuelle, d’un côté, instrument de libération des individus par le travail désaliéné, de l’autre, le talent s’est ainsi incarné dans deux figures opposées, exclusive et inclusive, en bénéficiant de son caractère malaisément définissable.
Notre cours examine d’abord la variété des usages de la notion, et son actualité considérablement renforcée depuis deux décennies, avant de proposer une enquête étymologique, centrée sur les interprétations de la parabole des talents. Puis l’analyse se déplace vers le domaine d’élection de la sémantique du talent – les arts et les sciences – pour montrer comment, dès le XVe siècle, une série de notions s’emploient à qualifier la valeur différentielle des créateurs à partir de caractéristiques évaluatives étonnamment imprécises et flexibles. C’est au XVIIIe siècle que l’association entre talent, originalité et créativité est forgée dans les doctrines esthétiques, et que le talent est par ailleurs invoqué pour contester les obstacles dressés par l’Ancien Régime contre la mobilité sociale. Nous explorerons le caractère bi-face de la notion de talent, exploité tantôt pour contester les inégalités transmissibles, tantôt pour affirmer la légitimité du libre déploiement d’inégalités justes. La dernière partie du cours est consacrée aux controverses que suscite l’interprétation causale de la réussite par un facteur difficilement définissable. En conclusion, nous nous interrogeons sur l’exceptionnel succès de la notion de talent dans le management contemporain, et sur les dérives que provoque l’application au personnel des entreprises de modèles de réussite et de rémunération dérivés des arts, des sciences et des sports.