Après un développement sur les relations « être dans un sujet » (ἐν ὑποκειμένῳ εἶναι), « être dit d’un sujet » (καθ' ὑποκειμένου λέγεσθαι), et leur articulation dans le « carré » d’Ammonius, on a repris le texte de 16b9-10 dont on a proposé la retraduction suivante pour … καὶ ἀεὶ τῶν ὑπαρχόντων σημεῖόν ἐστιν / οἷον τῶν καθ’ ὑποκειμένου : … de plus il [le verbe] est toujours le signe de ce qui appartient / comme ce qui est dit d’un sujet. C’estcette formule : « ce qui appartient » (ici au pluriel), qui est reprise dans la suite immédiate (17a26-31) où Aristote propose une nouvelle combinatoire pour distinguer les quatre possibilités d’affirmation et de négation dans le cadre de la structure synthétique de l’apophansis comme ti kata tinos legein, i.e. les quatre possibilités de kataphasis (apophansis tinos kata tinos) et d’apophasis (apophansis tinos apo tinos). Ici on a souligné un nouveau problème de traduction. Tricot traduit : « Et puisqu'il est possible d'énoncer [Tricot : d’affirmer !] ce qui appartient à une chose (τὸ ὑπάρχον ἀποφαίνεσθαι) comme ne lui appartenant pas [ὡς μὴ ὑπάρχον], ce qui ne lui appartient pas comme lui appartenant, ce qui lui appartient comme lui appartenant, ce qui ne lui appartient pas comme ne lui appartenant pas, et qu'on le peut également suivant les temps qui se trouvent en dehors du moment présent, tout ce qu'on a affirmé il sera possible de le nier, et tout ce qu'on a nié de l'affirmer. » Contrairement à Tricot, Boèce traduit τὸ ὑπάρχον par « ce qui est », plutôt que par « ce qui appartient ». Il lit donc : « Quoniam autem est enuntiare et quod est non esse et quod non est esse et quod est esse et quod non est non esse, etc. ». En fait, les deux traductions sont possibles. Il y a un double sens fondateur, « historial » (faisant histoire) du grec ὑπάρχον : appartenance et existence. On en a donné une série d’exemples tirés du corpus des Ancient Commentators on Aristotle. Encouragés par ces résultats, on s’est intéressé à d’autres cas de mise en relation du Perihermeneias avec le reste du corpus aristotélicien. Pour ce faire, on est parti d’un passage de l’Expositio de 17a2-7 par Thomas d’Aquin sur le lieu de la vérité, qui connecte explicitement le Perihermeneias à la Métaphysique et aux Catégories : « Dicitur autem in enunciatione esse verum vel falsum sicut in signo intellectus veri vel falsi ; set sicut in subiecto est verum vel falsum in mente, ut dicitur in VI Metaphisice, in re autem sicut in causa, quia, ut dicitur in libro Predicamentorum, eo quod res est vel non est, dicitur oratio vera vel falsa. » La réponse de Thomas superpose deux triangles : 1) celui constitué par les mots ou voix, ici : l’énonciation, autrement dit le discours extérieur, oral ; les concepts, ici l’esprit, la mens ; et les choses, 2) celui du signe, du sujet, et de la cause. L’articulation des deux triangles permet de poser trois locations : a) le vrai et le faux sont dans l’énonciation comme dans le signe de l’intellection [pensée, intellect] du vrai et du faux ; b) dans l’esprit, comme dans un sujet c) dans la chose comme dans leur cause. À ces trois locations correspondent trois modes d’être : a) sémantiquement ; b) subjectivement ; c) causalement. Pour ces deux derniers modes – subjectif et causal – qui ne sont pas dans le skopos du Perihermeneias, Thomas renvoie à la Métaphysique et aux Catégories.
Les deux références de Thomas montrent qu’une exégèse se construit en réseau – selon une tradition interprétative, une histoire – traditionis traditio – qu’il appartient à l’archéologue et à l’historien de reconstruire et de questionner, non seulement dans sa trajectoire, mais aussi dans son ou ses aboutissements successifs, comme c’est le cas ici. La référence au livre VI de la Métaphysique s’entend de E 4, 1027b25-27, qui situe le lieu de la vérité dans la « pensée » (« Le faux et le vrai, en effet, ne sont pas dans les choses,… mais dans la pensée, … la liaison et la séparation sont dans la pensée, et non dans les choses,… et «[ la cause] de l'Être en tant que vrai n'est qu'une affection de la pensée »), texte qui s’ajoute à Γ 7, 1011b 26, évoqué le 12 février 2018, qui situait la vérité au niveau du « dire » et à Θ 10, 1051b, 7-10, qui, pour beaucoup d’interprètes, la situe au niveau des « choses ». Ce trio de textes n’est pas le fait du hasard : il nous a été imposé à des moments divers par Foucault, Bouveresse, Heidegger et Thomas d’Aquin. Ce qu’il faut noter, c’est que l’on peut faire correspondre à chaque sommet du triangle thomasien (a, b, c : énonciation, esprit, chose) un passage différent de la Métaphysique (respectivement : Γ 7, E 4, Θ 10). La divergence des réponses d’Aristote aux questions les plus fondamentales de sa propre pensée est la donnée de base de l’histoire de la philosophie enclenchée par ce que Foucault appelle l’opération apophantique. Le triangle a, b, c articule ce que le sens commun et le langage ordinaire répartissent sur la différence entre vérité et réalité, différence attestée depuis la mention des ἀληθέα et des ἔτυμα de la Théogonie (cours du 5 février). Le vrai se distingue du réel comme a,b de c : la vérité étant supposée être une caractéristique de ce que l’on dit (= a) et de ce que l’on pense (= b) ; la réalité, une caractéristique de ce qui est (= c). Après une analyse du commentaire ammonien de 16a3-9 qui introduit expressément le triangle des phônai, noemata, pragmata, situe le lieu du vrai et du faux dans les pensées et, partant, dans les voix, mais « pas dans les choses prises en elles-mêmes, même composées », on s’est intéressé à la seconde référence de Thomas, ouvrant sur un thème capital dans l’histoire de la vérité, l’histoire de l’Être et notre propre tentative de déconstruction du grand récit heideggérien : l’idée d’une vérité antéprédicative, d’une vérité dans les choses fondant ou plutôt causant la vérité / fausseté de l’énoncé déclaratif. On a montré que la route des choses partiellement fermée (ici) par Ammonius était rouverte par Thomas à l’aide de Cat. 4b8-10 : ce pourquoi un énoncé est dit vrai ou faux c’est l’être ou le non-être du « pragme » : τῷ γὰρ τὸ πρᾶγμα εἶναι ἢ μὴ εἶναι ; « ut dicitur in libro Predicamentorum, eo quod res est vel non est, dicitur oratio vera vel falsa ». On a suivi la fortune médiévale de cette formule, en rappelant l’ambiguïté non seulement du latin res, mais du grec πρᾶγμα, partagés entre chose (individuelle) et état de choses (factuel), qu’il faut préserver sans doute jusque dans les Syncategoremata de Pierre d’Espagne, assurant que : « Res est causa veritatis orationis ». On a conclu par quelques remarques sur les entités susceptibles d’être considérées aujourd’hui comme des vérifacteurs : états de choses (« State of affairs »), « tropes » (particuliers abstraits) et individus, en précisant que les éléments du trio vérité-réalité-existence s’articulaient dans le « Truth-maker Principle » (« Principe du Vérifacteur »), dont la version standard, présentée et mise en œuvre par D.M. Armstrong est que « pour toute vérité contingente, voire pour toute vérité, qu’elle soit nécessaire ou contingente, il doit y avoir dans le monde quelque chose qui la rend vraie ».