Répondant à une demande du public on a « tracé » les notions de « valeur de vérité » et d’« état de chose », en présentant A) la distinction des quatre modes de l’effectivité (Wirklichkeit) chez Herman Lotze (1817-1881) : l'être (Sein) des choses ; l'advenir (Geschehen) des événements ; la subsistance ou consistance (Bestehen) des rapports (mathématiques) ; la validité (Geltung) des propositions (logiques), puis B) l’introduction de la Wahrheitswert par Wilhelm Windelband (1848-1915), qui coordonne la notion de valeur – Wert – et celle de validité – Geltung, et qui, en tant que (néo-)kantien, s’oppose au relativisme nietzschéen et à l’interprétation nietzschéenne de la volonté de vérité : pour lui, la volonté n’engendre ni ne produit la vérité (où l’on rejoint la critique de Foucault par Bouveresse). On a ensuite examiné archéologiquement quelques-unes des grandes théories médiévales des vérifacteurs, laissées de côté aussi bien par Heidegger que par Foucault. On a d’abord présenté la théorie des trois types de composition : réelle, mentale, phrastique, dans le sophisma Omnis homo de necessitate est animal (noté ici OHNEA) du philosophe danois Boèce de Dacie († avant 1284), la composition réelle causant la vérité de la composition mentale, et celle-ci la vérité de l’énoncé oral. De là, on est passé à l’examen de la théorie des trois sortes de propositions – réelles, mentales et orales – soutenue par Gauthier Burley dans son Exposition sur le Perihermeneias de 1337. Selon Burley, dans la formule « ex eo quod res est vel non est propositio (oratio) dicitur esse vera vel falsa » de Cat. 8b4-10 et 14b21-22, « res » a le sens de res significata per totam propositionem : la réalité signifiée par la proposition (mentale/orale) toute entière. Cette « res qui est ou n’est pas » est une proposition constituée de choses, une réalité complexe qui fonde la « vérité complexe », i.e. la composition et la division « intellectuelles ». Les théories de Boèce de Dacie ou de Gauthier Burley étant caractéristiques d’un type de problèmes abordé dans la littérature et la pratique académiques de ce qu’on appelle à partir du xiiie siècle les sophismata, c’est tout un pan de l’histoire de la pérennisation du sophisme, accompagnant l’exclusion du sophiste selon Foucault, qui est venue au jour. On en a évoqué quelques figures, en faisant remarquer que les deux premiers auteurs de sophismata OHNEA mentionnés par un historien francophone (Pierre Mandonnet, en 1899), Siger de Brabant et Boèce de Dacie, étaient aussi associés dans l’historiographie à la condamnation de l’averroïsme parisien en 1277. On a suggéré que l’histoire des sophismata croisant celle des condamnations, et la quête de la vérité celle du pouvoir, le Magistère (le Pape, les évêques, les structures de pouvoir internes aux ordres religieux) prenait fonctionnellement au Moyen Âge la place des Maîtres de vérité dans le dispositif de la Grèce archaïque. On a pour illustrer ce point évoqué la condamnation à Oxford, le 18 mars 1277, par Robert Kilwardby, évêque de Cantorbéry, chancelier d’Oxford, d’une thèse de logique modale subordonnant la vérité d’une proposition modale nécessaire à l’existence du référent désigné par le terme sujet de la proposition (la même thèse étant soutenue par certains, comme le franciscain Roger Bacon pour les propositions de inesse correspondantes, universelles comme Tout homme est un animal, ou particulières comme César est un homme). On a examiné quelques théories syntactico-sémantiques du xiiie siècle destinées à éviter de s’engager sur la voie du « Troisième domaine », puis passant au xive, on a montré que celui-ci avait vu émerger un problème nouveau, favorisé par l’introduction d’un concept nouveau – celui de « signifiable complexement » ou de « signifiable par complexe », le significabile complexe (noté ici SC) – centré non plus sur la référence vide, mais sur l’existence de vérités antérieures à l’existence du monde, comme précisément (le) « mundum fore », le fait que le monde serait. En s’appuyant sur l’exégèse de Mc 14, 30 par Grégoire de Rimini, axée sur la question de savoir si « Petrum esse peccaturum in A » fut vrai de toute éternité, on a exposé en détail la théorie de la « dénomination extrinsèque » fondant la solution que nous avons appelée du « Grand Juge », qui fait originairement de la modalité aléthique « vrai » un attribut du Juge (Dieu) et de son acte de juger éternel, non de l’objet du jugement ou de son contenu, qui sont dits « vrais » par dénomination extrinsèque à partir de leur cause. On a montré que cette théorie retrouvait le modèle de la double « conformité » ou adéquation (rei ad intellectus, intellectus ad rem) décrite par Heidegger (analysée dans le cours du 20 mars 2017). Enfin on a fait remarquer que les débats sur le signifiable par complexe s’inscrivaient dans une longue histoire, qui avait vu s’opposer du Moyen Âge à nos jours, ceux qui soutenaient qu’il y a des vérités indépendantes de tout intellect, de toute subjectivité pensante, y compris divine (hypothèse du « nemine cogitante ») et ceux qui maintenaient que toute vérité a besoin d’un porteur – Dieu en dernière instance, à titre d’archi-sujet transcendantal.
Faute de temps, il n’a pas été possible de présenter en détail les conclusions du cours. On a dû se limiter à deux conclusions générales : — C1 : L’argument d’une réduction foucaldienne de la vérité au tenir-pour-vrai s’inscrit dans un débat aussi vieux que l’interprétation de la théorie aristotélicienne de la vérité. — C2 : Il ne faut pas reprocher à Foucault d’avoir réduit l’un à l’autre. Il faut plutôt déplorer qu’il n’ait pas poussé plus avant l’analyse, et qu’il ait finalement exclu Aristote, et avec Aristote, le Moyen Âge, d’un récit plus détaillé de la « pérennisation du sophisme » complétant celui de l’exclusion du sophiste. On y a ajouté quelques conclusions et remarques particulières soit oralement, soit dans les diapositives du « support du cours » (accessible sur le site du CDF). — C3 : Concernant le dossier du « philosophe essentiel », on a indiqué une rupture avec Heidegger allant au-delà des éléments évoqués par D. Defert dans la situation du cours sur le Courage de la vérité. Il s’agit d’un passage du manuscrit du cours du 29 février 1984, non prononcé par Foucault, où celui-ci soutient qu’« il faut perdre l’habitude de […] penser […] le nihilisme […] sous la forme d’un destin propre à la métaphysique occidentale, destin auquel on ne pourrait échapper qu’en revenant à ce dont l’oubli a rendu possible cette métaphysique elle-même ». Cette prise de position sur le nihilisme – qui met expressément en question la lecture heideggérienne de Nietzsche – est solidaire d’une proposition d’ensemble exprimée par la notion de « manière de vivre », et l’attention portée au cynisme – un des sujets majeurs du cours de 1984 – qui sont liées à une certaine intégration de vues de Pierre Hadot sur l’espèce de coupure épistémologique instaurée entre philosophie antique, d’une part, christianisme, pensée médiévale et scolastique, d’autre part (cf. p. 175 : « La combinaison du cynisme et du du scepticisme au xixe siècle a été au principe du nihilisme entendu comme manière de vivre dans une certaine attitude à l’égard de la vérité »).— C4 : concernant le rapport de Foucault au Moyen Âge on a proposé un schéma représentant les deux regroupements des modalités alèthurgiques qui caractérisent la période médiévale dans Le Courage de la vérité (p. 28-29) : 1) regroupement de la modalité prophétique et de la modalité parrêsiastique avec les « grands prédicateurs » ; 2) regroupement de la modalité de la sagesse et de la modalité de l’enseignement avec « l’Université ». On a brièvement discuté la thèse de Foucault faisant de la « Prédication » et de « l’Université » des « institutions propres au Moyen Âge, dans lesquelles on voit se regrouper, deux par deux », les quatre « grands modes de véridiction », regroupement qui définit « un régime de véridiction, un régime du dire-vrai très différent de celui qu’on pouvait trouver dans le mode hellénistique et gréco-romain », qui combinait plutôt « parrêsia et sagesse ». On a en quelques mots souligné l’importance de la partie conclusive du cours du 28 mars 1984, non prononcée (conservée dans le manuscrit du cours et éditée p. 309-311 du Courage de la vérité par F. Gros). « Il vaudrait mieux présenter les choses ainsi » : c’est la véritable articulation du travail de Foucault sur la philosophie antique qui s’énonce ici ; c’est elle qui fournit un contre-récit au récit heideggérien d’une histoire de l’être axée sur l’oubli de l’être et les deux commencements (« Premier » et « Nouveau commencement »), mais aussi sur le couple Platon-Aristote placé par Foucault lui-même dans les LVS au point de départ de l’opération apophantique ; contre-récit qui éclaire rétrospectivement l’élimination d’Aristote. C’est sur un autre couple que le couple Platon-Aristote des LVS que se fonde Foucault en 1984 : celui que forment Platon et le cynisme. La thèse centrale est que « la philosophie ancienne a lié l’un à l’autre le principe du souci de soi (devoir de s’occuper de soi-même) et l’exigence du courage de dire, de manifester la vérité », en naviguant entre les deux modalités opposées constituant l’héritage de Socrate : la modalité platonicienne et la modalité cynique. — Quelques critiques : 1. Foucault reconduit l’éloge de la « manière de vivre » comme spécificité de la philosophie antique et le discrédit relatif du christianisme médiéval dans le schéma philosophique et historiographique de P. Hadot, marqué notamment par la dissociation entre théologie scolastique et vie spirituelle, qui projette sur le monde universitaire certaine vision de la différence entre l’école et le cloitre dans les siècles pré-universitaires. 2. On doit réviser cette vision de l’Université, qui exclut l’êthos académique, dissocie sagesse et parrêsia dans l’institution, et qui, surtout, échouant à trouver au Moyen Âge un « dire-vrai philosophique » reproduisant à l’identique le schéma « antique » ne voit pas la réalité, la portée et la signification philosophiques du dire-vrai du théologien ou du juriste de l’âge scolastique.— Quelques propositions : 1) Concernant l’Université: il faut reconnaître le statut de la disputatio, au-delà de la simple tekhnê, comme « forme de vie » et modalité originale du « dire-vrai » philosophique. 2) Concernant la Prédication: il faut prendre le mesure du rôle des « prédicateurs » dans la cura animarum. La prédication de Meister Eckhart relie les quatre sommets du quadrangle foucaldien (sagesse, être ; enseignement, tekhnê ; prophétie, destin ; parrêsia, êthos), au croisement des deux diagonales [prophétie-parrêsia = Prédication ; sagesse-enseignement = Université], qui marque la place d’une autre modalité originale, proprement médiévale, du « dire-vrai » philosophique, articulant/opposant autrement le « platonisme » (contemplation, souci de soi) et le « cynisme » (exercice, ascèse, courage de la vérité) distingués par Foucault. Le Lesemeister est Lebemeister : le maître à lire est maître à vivre. 3) Il faut revenir sur le bios theoretikos évacué par Foucault en même temps que le désir naturel de savoir : ce « bonheur théorique » qui est la finalité même de l’existence humaine – voire de la société humaine : la « félicité mentale », reprise chez Dante, la « fiducia philosophantium » péripatéticienne, averroïste, bref l’articulation gréco-arabo-latine de la philosophie de l’esprit, de l’éthique et de la métaphysique. Enfin, il faut revisiter la théologie médiévale – ce que l’on a essayé de faire depuis 2014 et continuera en 2019, pour finir.