Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
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On trouve à la fin des Portraits de Sainte-Beuve, comme pour clore leur série, cet avis : « En critique, j’ai assez fait l’avocat, faisons maintenant le juge. » Il est de retour de la « campagne » de Liège et sur le point d’entamer celle des Lundis, dont la visée est claire : livrer enfin la « grande bataille rangée » qu’il prépare depuis longtemps contre la génération romantique avec laquelle il est prêt à rompre afin de révéler au grand jour l’esprit de vengeance qui anime en secret les relations de ses membres, et dont il fait la clef essentielle de la lecture des œuvres de son temps. Chez Rousseau, il trouve partout « l’arrière-pensée des représailles », et de même chez Vigny ou chez Latouche, roi de la couleuvre.

Les mémoires sont le genre le plus plein de vengeance, et Chateaubriand le plus exemplaire condottiere ou charlatan. Toute son œuvre, littéraire et politique, se comprend sur le modèle du Congrès de Vérone, texte de vengeance, ou plutôt de De Buonaparte et des Bourbons qui inaugure un ethos vengeur dont il est impossible de se défaire une fois qu’on l’a goûté. Selon Sainte-Beuve, les Furies, et non pas les Muses, ont présidé à l’entrée en politique de cet auteur.

Sainte-Beuve s’attarde sur la relation inamicale de Lamartine et Chateaubriand, qui s’entre-caressent en public. « Figure du faux grand homme », dit Lamartine de Chateaubriand à la messe. « Grand dadais », dit Chateaubriand de Lamartine, dans un propos rapporté par Sainte-Beuve, le jour où Lamartine est venu présenter chez Madame Récamier un livre à propos duquel Chateaubriand garde un silence obstiné. Ailleurs, il se plaît néanmoins à remarquer que Chateaubriand a certainement eu des raisons bien plus intéressées que celles qu’il a dites pour ne pas sauver la tête de son cousin Armand, condamné à mort, et dont Sainte-Beuve insinue qu’il ne fallait qu’un mot de Chateaubriand à Bonaparte pour le sauver. Le comble de la colère est sans doute atteint dans sa phrase malheureuse sur Decazes dont, dit-il, « les pieds lui ont glissé dans le sang », suggérant qu’il a peut-être trempé dans l’assassinat du duc de Berry. Sainte-Beuve se plaît à rappeler que la phrase n’est si forte – comme beaucoup de choses chez Chateaubriand – que parce qu’elle est celle d’un autre : on a effectivement suggéré à son auteur de la tronquer pour qu’il ne tombe pas trop dans son habituelle grandiloquence.

Mais c’est peut-être Balzac qui s’attire surtout la colère de Sainte-Beuve. L’inimitié des deux hommes remonte au roman Volupté de Sainte-Beuve, que Balzac a pourtant apprécié. Blessé par un article où Sainte-Beuve lui reproche d’être un inefficace combattant des lettres, Balzac décide de se venger en « refaisant Volupté » – Sainte-Beuve reviendra incessamment sur la formule – sous la forme de son Lys dans la vallée. Sainte-Beuve décrira régulièrement Balzac comme un « marchand à la toilette », lui reprochant ses romans écrits pour les femmes, chiffons perdus au milieu des taches de graisse. Sainte-Beuve trouve que Balzac est un mauvais stratège littéraire et un génie brouillon, qui a besoin de nombreux coups d’essais avant de produire une œuvre bonne, comme un général gaspillant indignement le sang de ses soldats.

Balzac répond à Sainte-Beuve que ses attaques sont celles d’un couard et d’un impuissant, et remarque qu’il a mis bien plus de temps à faire Volupté que lui Le Lys dans la vallée. Sainte-Beuve continue de répondre à Balzac jusque dans l’article nécrologique qu’il écrit en 1850. Revenant incessamment à cette scène première de Volupté, il explique toute l’attitude de Balzac par le besoin de la vengeance : « De là sa colère, son besoin de vengeance, et son intrusion sur les terres de Port-Royal. »

Le XXe siècle ne connaît pas de grande rivalité comme celle de Veuillot et de Hugo, ou comme celle de Sainte-Beuve et de Balzac. Est-ce parce que les guerres ont apaisé la vie littéraire ? Est-ce parce que l’État a enfin conquis le monopole de la violence légitime ? Est-ce parce que la littérature elle-même est moins vivace ?

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