Le maître-mot de Sainte-Beuve est « vengeance », suggère Wolf Lepenies. Il est, avec son Cahier vert et son Cahier brun, récemment publié, le peintre minutieux et souvent amer de la guerre littéraire de son époque. Sainte-Beuve constate ainsi que le temps est fini où la littérature pouvait être un simple exercice de l’esprit, confié à des auteurs affinés par leur mauvaise santé. Il faut à ce siècle « des athlètes à la puissante encolure » dont « la physiologie et l’hygiène » reflètent et caractérisent le talent.
Le monde littéraire décrit par Sainte-Beuve est fait d’ennemis et de rivaux. En choisissant ces derniers, on révèle l’esprit que l’on est. Les adversaires de Sainte-Beuve sont ses aînés – Guizot, Cousin, Villemain, Thiers –, ainsi qu’un certain nombre de critiques contemporains. Hugo n’en fait pas partie, parce qu’on ne fait pas la guerre publique à ses anciens amis, même et surtout lorsqu’ils sont devenus ses ennemis.
Sainte-Beuve ne manque pas de railler le charlatanisme de son époque : le charlatan se pousse du col et n’est pas si éloigné de l’athlète qui gonfle le sien. Le mal de l’époque tient à ce que ses grands auteurs ont cessé d’écrire pour leurs pairs au profit du peuple : c’est le cas d’Hugo et de George Sand. Chateaubriand n’échappe pas à la critique : c’est le type même de l’écrivain imposteur, auquel toute l’époque est complaisante. Le fait central de ce charlatanisme, c’est la rhétorique à laquelle s’adonne l’époque, et qui remplace la vraie bravoure. Sainte-Beuve est sévère envers ses contemporains qui ont délaissé la vraie guerre pour la guerre de plume. Mais il loue le parcours remarquable de Paul de Molènes : soldat et même bravache en critique, son amour de la guerre littéraire le mène à la carrière militaire, à rebours de son époque. Pour sa part, Baudelaire le vante ainsi : « “La guerre pour la guerre !” eût-il dit volontiers, comme d’autres disent “L’art pour l’art !” »
Sainte-Beuve recourt souvent à la métaphore militaire pour parler de lui-même, ainsi quand il dit qu’il a « l’épée courte et fréquente », suggérant qu’il manie la plume comme une arme de poing. On ne peut écarter l’hypothèse d’une allusion sexuelle, Sainte-Beuve utilisant aussi la métaphore dans ce domaine lorsqu’il parle de tenir des troupes, d’assembler garnison. La métaphore vaut néanmoins surtout pour l’assemblage des idées et pour leur facilité de maniement à grande échelle par ces grands généraux que sont les écrivains de talent.
Sainte-Beuve regrette le temps des illustres batailles rangées, la guerre où l’on reçoit de rudes coups, et qui n’est pas la guérilla moderne. Il ne voit chez aucun de ses contemporains le respect qu’il faudrait avoir de l’adversaire, sans qui on n’est rien. Il se considère toujours lui-même comme le représentant d’une voie moyenne, y compris entre la modestie et la glorification, là où Hugo est constamment « baleine » ou « vessie ». Il récrit toute sa vie comme une suite de campagnes : il y a celle du Globe, puis celle de la Revue de Paris, celle de la Revue des Deux Mondes, celle de l’École normale supérieure, celle ratée du Collège de France, celle des Lundis... Ses armes, à chaque fois, sont les « malices et vengeances ». Comme Latouche, son modèle, Sainte-Beuve se plaît à glisser des couleuvres dans ses textes... qui lui font aussi ses couleurs.