Actualité

L’esprit collectif des mathématiques

Éclairages

Toutes les deux semaines, un sujet d'actualité scientifique éclairé par une chercheuse ou un chercheur du Collège de France.

Les mathématiques sont souvent perçues par le grand public comme une quête solitaire, un exercice de logique pure mené dans l’isolement du chercheur face à son tableau. Pourtant, le travail quotidien des mathématiciens témoigne plutôt d’un dialogue permanent entre disciplines, entre chercheurs, entre idées, jusqu’à aboutir à des solutions originales.
Rencontre avec Pegah Pournajafi*, mathématicienne au Collège de France.

Spécialiste de combinatoire, les premiers travaux de Pegah Pournajafi exploraient les multiples ramifications de la théorie des graphes. Les graphes sont des modèles abstraits de dessins de réseaux reliant des objets. « Vous pouvez modéliser de nombreuses choses avec les graphes », explique-t-elle. Derrière la simplicité d’un problème en apparence ludique –« je veux distribuer des t-shirts colorés à un groupe d’amis, mais aucun ami ne doit porter la même couleur » – se cache une structure mathématique complexe, dont les applications vont bien au-delà du jeu. La théorie des graphes trouve son utilité dans divers domaines, allant de la planification des transports urbains aux connexions entre les utilisateurs de réseaux sociaux. Pourtant, le jeu a bien formé la passion de la chercheuse pour les mathématiques. « Les problèmes mathématiques que me proposait mon père pendant mon enfance ont créé cette envie de discussion théorique au travers d’échanges aussi amusants que stimulants », explique-t-elle.

Aujourd’hui, la chercheuse se consacre à plusieurs problèmes explorant les interactions de la combinatoire, une branche des mathématiques qui permet de déterminer le nombre de combinaisons possibles d’objets en ensembles et en sous-ensembles, avec d’autres branches de mathématiques, comme l’algèbre et la géométrie. « Comme je connaissais la théorie des graphes, j’ai pu poser des questions nouvelles qui n’avaient pas encore été explorées. » Cette capacité à naviguer d’un champ à l’autre illustre parfaitement sa vision des mathématiques comme un espace fluide, où chaque avancée repose sur un dialogue constant entre intuition et rigueur. « J’ai résolu un des problèmes de ma thèse grâce à une discussion avec un ami mathématicien dans un tout autre domaine que le mien », se souvient-elle. Pour la chercheuse, la part créative des mathématiques s’incarne aussi dans ces conversations qui encouragent l’imagination : « Les mathématiciens créent des mondes qui n’existent pas. »

Décloisonner les mathématiques

Dès lors, il ne faut pas voir les mathématiques réduites à un enchaînement rigide de théorèmes confinés à des domaines étanches. Au contraire, elles forment un terrain où les concepts circulent librement, où un problème en algèbre peut trouver une élégante solution en combinatoire, où une intuition venue de la géométrie éclaire soudain une question d’analyse. « Quand vous assistez à un séminaire dans un domaine que vous ne connaissez pas, vous écoutez, soudain une idée surgit, et vous réalisez que vous pouvez l’utiliser dans votre travail ! » Ce décloisonnement, qu’elle considère comme essentiel, favorise des avancées inattendues et nourrit une recherche plus féconde.

Loin de l’image de la mathématicienne seule face à son tableau noir, Pegah Pournajafi insiste sur la dimension profondément collaborative de la recherche. « Nous entrons ensemble dans une salle, nous écrivons au tableau, nous lançons des idées. Mon raisonnement peut être erroné, mais mon collègue va le corriger et proposer une preuve. » Les échanges ne se limitent pas aux bureaux des universités. Ils s’invitent dans un train, lors d’un congrès, dans un échange informel au détour d’un couloir. « Même si vous travaillez seul, votre travail a du sens parce qu’il se connecte à celui des autres », souligne-t-elle. Car si chaque mathématicien trace son propre chemin, ce sont les ponts entre ces chemins qui permettent les grandes avancées.

Être chercheuse en mathématiques

Originaire d’Iran, Pegah Pournajafi a trouvé en France un terreau propice à ses recherches. Mais elle n’élude pas les défis spécifiques qu’implique le fait d’être une femme dans un domaine encore largement masculin. « Lorsque vous assistez à une conférence, s’il y a soixante participants, on compte parfois seulement trois femmes. » Si les mathématiques se nourrissent du dialogue, encore faut-il que toutes les voix puissent y être entendues. Consciente des obstacles, elle demeure néanmoins optimiste. « La communauté mathématique en France est bienveillante et ouverte », affirme-t-elle. Il s’agit sans doute de l’un des paradoxes de la discipline. À mesure qu’elle se complexifie, elle s’ouvre, et c’est dans cette ouverture qu’elle trouve son véritable élan et résout ses questions. Une question qui appuie la nécessité de l’esprit collectif des mathématiques. En décloisonnant les domaines et en renforçant les échanges entre ses divers acteurs, Pegah Pournajafi ouvre la voie à un avenir mathématique plus riche et plus inclusif.

*Pegah Pournajafi est chercheuse sur la chaire Combinatoire du Pr Timothy Gowers et lauréate du Prix de la Fondation Hugot du Collège de France 2024.