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Les inégalités de santé représentent un enjeu majeur de justice sociale

Nathalie Bajos

Nathalie Bajos est directrice de recherche à l’Inserm et directrice d’étude à l’EHESS. Ses recherches portent sur la production sociale des inégalités de santé dans le champ de la sexualité et de la santé sexuelle. Elle est coresponsable de trois enquêtes nationales sur la sexualité, mais aussi d’un projet sur les inégalités de santé axé sur le Covid-19, les maladies cardio-vasculaires, la dépression et le cancer. Elle est membre de nombreuses commissions scientifiques en France et à l’étranger et préside le Conseil national du sida depuis février 2024.

Pour l’année 2024-2025, elle est invitée à occuper la chaire annuelle Santé publique, créée en partenariat avec l’Agence nationale Santé publique France.

Comprendre l’origine des inégalités dans le domaine de la santé, c’est ce qui motive Nathalie Bajos depuis trente ans. Maladies professionnelles, sida, contraception, avortement, autant de travaux qui lui ont permis d’affirmer au fil des années sa pensée. Elle a lancé récemment, avec d’autres chercheurs, un grand programme de recherche sur les inégalités de santé, le Gender and Health Inequalities ou GENDHI. Il vise à comprendre comment le genre mais aussi la position sociale produisent des inégalités en matière de santé, de la naissance à la mort. Une démarche qui fait sens pour la sociologue, qui considère que « les inégalités de santé représentent un enjeu majeur de justice sociale ».

Une carrière dans la recherche

Au début de sa carrière, Nathalie Bajos ne pensait pas devenir chercheuse. Alors qu’elle suit une double formation en sociologie et démographie, elle a la possibilité de réaliser une thèse sur l’aide médicale urgente à Paris, financée par Europ Assistance. « Dans les années 1990, le centre 15 n’existait pas. Les services d’urgence étaient de plus en plus sollicités par les demandes de personnes qui les appelaient pour des motifs non urgents, sans que cette augmentation spectaculaire soit comprise », décrit-elle. En effet, à cette époque, la structure sociodémographique de la population parisienne évolue, et la part des jeunes actifs dans les grandes villes qui n’avaient pas de médecin de famille ne cesse de croître. « Quand ils avaient un problème médical, ces jeunes actifs contactaient les services d’urgence, surtout les moins aisés socialement. Par ailleurs, les tensions fortes entre SOS Médecins, les pompiers de Paris et le Samu de Paris conduisaient ces organismes à répondre très largement aux demandes dites urgentes qui leur étaient adressées pour accroître leur activité, ce qui renforçait l’augmentation globale des appels, parfois jusqu’à saturation. Depuis, les services d’urgence en France se sont réorganisés et les résultats du travail sociologique ont contribué à la création des centres 15. »

À la fin de son doctorat, la chercheuse intègre une équipe de l’Inserm dirigée par Annie Thébaud, sa directrice de thèse, qui avait monté un programme de recherche sur les maladies professionnelles. L’objectif était de comprendre les obstacles à la reconnaissance de ces pathologies, quand cette reconnaissance ouvre droit à une réparation. Pour cela, des cas très divers furent étudiés : silicose des mineurs, maladie pulmonaire, mésothéliome des travailleurs exposés à l’amiante, cancer de l'éthmoïde des menuisiers, dermatoses allergiques des coiffeuses… « D’un côté des personnes exposées à de graves problèmes de santé, parfois à des risques de décès, et de l’autre, un système qui ne reconnaissait pas l’origine professionnelle de leur maladie. Pour moi, cela a été un véritable déclic dans la prise de conscience des inégalités sociales de santé ».

Élargir le champ de l’analyse

Entre les années 1990 et 2015, Nathalie Bajos s’intéresse aux questions de santé liées à la sexualité. Elle travaille en particulier sur l’étude du sida alors que la maladie fait des ravages. « Le sida était une maladie sexuellement transmissible, mais les dernières données sur les comportements sexuels dataient des années 1970 en France. Dans ce contexte, il était difficile d’élaborer des politiques de prévention efficaces. L’Agence nationale de recherche sur le sida a donc souhaité lancer une grande enquête nationale sur les comportements sexuels. » Menée auprès de vingt mille personnes en 1992, l’enquête qu’elle coordonne avec l’épidémiologiste Alfred Spira visait à explorer les pratiques sexuelles et préventives et les représentations de la sexualité en France. Celle-ci révélera, entre autres, une asymétrie très marquée en matière de sexualité entre femmes et hommes – asymétrie qui se retrouve aussi dans le travail, la famille ou la vie publique – et qui plaçait les femmes en difficulté pour négocier, face aux hommes, le recours à des pratiques de prévention. « Nous avons démontré que face au VIH, il valait mieux opter pour plusieurs dispositifs de prévention afin de tenir compte de la diversité des situations de rencontre et des rapports de pouvoir entre les partenaires, plutôt que de miser sur une seule solution comme le préservatif, même si ce dernier reste le moyen le plus efficace. Nous avons aussi montré que l’homophobie représentait un véritable facteur de risque », commente-t-elle. Elle monte ensuite un programme de recherche pluridisciplinaire sur la contraception et l’avortement en France et en Afrique subsaharienne.

À partir de 2015, elle se sent animée par un besoin d’élargir le champ de ses recherches, mais aussi par une envie de mieux comprendre le rôle des pouvoirs publics dans la genèse de ces inégalités. Elle rejoint le Défenseur des droits en tant que responsable du département de la Promotion de l’égalité et de la lutte contre les discriminations, jusqu’en 2018. Parmi les nombreux chantiers qu’elle met en œuvre pour lutter contre les discriminations dans une perspective sociopolitique, elle réalise une enquête nationale afin de mieux cerner les profils de celles et ceux qui ne recourent pas à cette institution alors qu’ils le peuvent, et montre qu’il existe un fossé entre les personnes censées recourir à cette institution et la réalité.

Inégalités et rapports de pouvoir

Nathalie Bajos se revendique parmi les tenantes de l’approche intersectionnelle en sociologie : « Ce que nous dit l’approche intersectionnelle, c’est que les inégalités de santé sont le reflet des inégalités de la société dans son ensemble. En somme, qu’elles sont le résultat de rapports de pouvoir qui structurent toute société et qui renvoient aux positions de classe et de genre en même temps qu’aux positions ethnoraciales. L’approche intersectionnelle permet d’expliquer que certaines personnes ne vont pas contracter de maladie, que les personnes malades n’auront pas les mêmes rapports aux symptômes et le système de soins ne les prendra pas nécessairement en charge de la même manière ». Le terme intersectionnalité apparaît pour la première fois dans la littérature scientifique en 1989 sous la plume de Kimberlé Crenshaw, une juriste états-unienne, qui travaille sur la judiciarisation des cas des situations des femmes noires confrontées à des violences sexuelles. La notion est mobilisée dans le champ scientifique depuis les années 2000, même si dès la fin des années 1970, les travaux de sociologues françaises, à l’instar de Danièle Kergoat, ont contribué à poser les bases du concept. « L’analyse intersectionnelle nous montre que l’on ne peut pas comprendre les inégalités de santé sans tenir compte simultanément des rapports de classe de genre et de “race”. Si vous ne regardez qu’un seul aspect, vous aurez une compréhension biaisée du phénomène. »

Trois mécanismes participent à la construction des inégalités de santé, tout au long de la vie. Premièrement, l’exposition plus ou moins importante au risque selon les conditions de vie, et notamment de travail : « Si vous êtes ouvrier du bâtiment, vous aurez plus de risques qu’un cadre d’être exposé à certaines maladies, et notamment à des maladies professionnelles », explique la chercheuse. Deuxièmement, la perception des symptômes. Face à un problème de santé, nous n’allons pas accorder la même importance à la façon dont se manifestent les symptômes d’une maladie. Les hommes vont être surtout sensibles aux symptômes qui touchent au fonctionnement du corps, tandis que les femmes vont être plus attentives à des symptômes comme la fatigue qui perturbe leur rôle social. Quand les femmes se plaignent d’anxiété, de fatigue et de douleurs à la poitrine, le corps médical a tendance à minimiser ces dernières alors qu’elles sont tout de suite prises au sérieux chez les hommes pour diagnostiquer un problème cardio-vasculaire. Le constat inverse est aussi vrai. Alors qu’un tiers des fractures à la hanche chez les hommes sont imputables à l’ostéoporose, très peu d’entre eux bénéficient d’un traitement contre cette maladie qui reste pensée comme « une maladie de femmes ». Autant de biais imputables aux représentations genrées des maladies. « En médecine, nous commençons à peine à interroger ces biais et la littérature scientifique qui postule le plus souvent que ces dimensions sont uniquement biologiques, alors qu’en réalité elles sont aussi éminemment sociales », constate Nathalie Bajos, qui a récemment montré avec ses collègues que les recommandations de la Société européenne de cardiologie, basées sur une littérature scientifique s’appuyant sur des échantillons où les hommes sont largement surreprésentés, étaient biaisées et occasionnaient une prise en charge moins efficace pour les femmes. Enfin, le troisième mécanisme renvoie aux conditions d’accès au système de soins et aux modalités de prise en charge qui peuvent être différentes selon les positions sociales des individus.

Dialoguer avec les acteurs politiques

Si la position de classe est prise en compte de longue date dans l’étude des inégalités de santé, et celle de genre plus récemment, la position ethnoraciale reste encore fortement négligée, notamment en France. La pandémie de Covid-19 a montré à quel point cette dimension était pourtant fondamentale à considérer. « Les données de l’Insee ont relevé dès 2020 une forte surmortalité des personnes nées en Afrique subsaharienne par rapport à celles nées en France. » Avec sa collègue épidémiologiste Josiane Warszawski, elle a montré que ce risque n’était pas lié à une moindre propension à adopter des pratiques préventives comme le port du masque, l’usage du gel ou la distanciation : « Cette surexposition était liée aux conditions de vie des personnes immigrées d’Afrique du Nord et subsaharienne : densité des communes de résidence, logements surpeuplés. Mais aussi à leurs conditions de travail, ces personnes utilisant le plus souvent des transports en commun pour se rendre sur leur lieu de travail, occupant plus souvent des emplois dits de première ligne comme les conducteurs ou les agents de nettoyage, particulièrement exposés au risque de contamination ». Autant de particularités qui sont « le fruit de politiques sociales de logement mises en place depuis plusieurs décennies et d’un marché de l’emploi socialement ségrégué ».

La chercheuse poursuit sa réflexion initiée il y a plusieurs années, déjà. Pendant son cycle de cours au Collège de France, elle traitera de la production sociale des inégalités de santé. « Je ne considère pas que le travail des chercheuses et des chercheurs soit de faire de la prévention. Mais notre travail en tant que scientifique, c’est aussi de dialoguer avec les personnes en charge de la prévention », précise la sociologue, qui met un point d’honneur à garantir son indépendance. « C’est fondamental. Il ne s’agit pas de répondre à une commande politique, mais d’avoir une totale liberté scientifique dans le choix des sujets et dans la réalisation de nos recherches. »

Article d'Emmanuelle Picaud