Quel est votre métier ?
Je suis historienne, spécialiste du Moyen Âge. Je m’intéresse plus particulièrement au fonctionnement des institutions judiciaires entre le XIIIe et le XVe siècle, dans une perspective plutôt politique. Les institutions ne sont pas atemporelles, elles sont créées et évoluent dans un contexte politique, et elles révèlent donc des préoccupations politiques : celles des gouvernants et celles de la société.
Le premier aspect de ma recherche est très concret : comment rend-on la justice ? Comment se déroule un procès ? Qui est présent ? Qui fait quoi ? Qui dit quoi et combien de temps cela dure ? Les réponses à ces questions ne sont pas si évidentes à trouver dans les archives qui ont été conservées. Le plus intéressant est en fait de retourner la question : pourquoi les archives restituent-elles le fonctionnement des institutions d’une manière plutôt qu’une autre ?
Le second aspect concerne l’articulation entre justice et politique : pourquoi et comment les gouvernants mettent-ils en place puis transforment-ils et réforment-ils les institutions ?
Pourquoi avez-vous choisi cet axe de recherche ?
J’aimais l’histoire au lycée. Quand je me suis orientée vers une licence d’histoire à l’université Paris-I, j’ai suivi un cours du Pr Olivier Mattéoni, qui portait sur l’histoire politique du royaume de France à la fin du Moyen Âge. J’ai alors réalisé que l’histoire institutionnelle, qui pourtant n’était pas la plus en vogue, pouvait être passionnante pourvu qu’on l’envisage sous un angle résolument politique.
J’ai donc voulu faire un master d’histoire médiévale, et c’est un entretien avec le Pr Mattéoni, mon futur directeur de thèse, qui s’est avéré décisif pour la suite. Celui-ci m’a suggéré une source plutôt méconnue, un imposant registre judiciaire du XVe siècle.
Ce document d’archives, en latin mêlé d’ancien français, a été le point de départ de ma recherche. Je n’y ai d’abord rien compris, mais je m’y suis plongée en master et il m’a accompagnée jusqu’en doctorat. Ce fameux cours d’histoire politique du Moyen Âge en licence s’est finalement révélé déterminant !
Comment s’est déroulée votre activité de doctorante ?
Elle a été très solitaire… et très collective à la fois. Rédiger une thèse en histoire du Moyen Âge implique de s’intégrer à un vaste champ de recherche, mais aussi d’acquérir de solides compétences techniques : le latin, l’ancien français et bien sûr la paléographie, c’est-à-dire la lecture des écritures anciennes. Ces apprentissages techniques sont indispensables pour comprendre les archives.
Au-delà du seul directeur de thèse, ce sont beaucoup d’échanges, au sein de mon laboratoire (le Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris) et ailleurs, qui ont façonné ma recherche et mon écriture de l’histoire.
En outre, tout au long de mon doctorat, j’ai eu l’opportunité d’enseigner, à l’université Paris-I puis à l’université de Franche-Comté.
Et pour finir, j’ai relevé un heureux défi : j’ai eu un enfant. Je suis loin d’être la seule, mais pour beaucoup de raisons je crois que cela mériterait bien d’être indiqué dans les CV des chercheuses !
Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre sujet de thèse ?
Ma thèse portait sur les Grands Jours, qui étaient des tribunaux éphémères, temporairement détachés du parlement de Paris dans plusieurs villes du royaume. Le Parlement était au Moyen Âge la plus haute cour de justice du royaume, qui jugeait notamment les appels en dernier ressort. Les Grands Jours permettaient donc, juste après la guerre de Cent Ans, de relancer et d’accélérer le cours de la justice après une période de crise. Ils s’inscrivent dans la relation très forte qui existe au Moyen Âge entre justice et paix. Au lendemain de ce long conflit avec l’Angleterre au XVe siècle, ils témoignent d’une forte volonté de restauration des institutions judiciaires.
En étudiant les Grands Jours à partir des registres de ces sessions judiciaires, qui ont été conservés, j’ai donc cherché à comprendre le fonctionnement concret de la justice royale, mais aussi ce qu’on pourrait appeler la « politique judiciaire » de la royauté, c’est-à-dire les raisons politiques pour lesquelles on prête tant d’attention à la bonne marche de la justice.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Mes recherches actuelles portent sur la question de la procuration en justice. Le roi médiéval est un roi justicier : c’est lui qui est source de toute justice. On s’est beaucoup intéressé au fait que les juges rendent la justice au nom du roi, qu’ils le représentent. Mais on connaît bien moins le mécanisme de représentation des justiciables par les procureurs. Or il y a un phénomène intéressant : au Parlement, au début du XIVe siècle, seuls quelques privilégiés se font représenter par un procureur, c’est-à-dire par un professionnel qui s’occupe de toutes les démarches attenantes au procès, comme obtenir et faire produire les pièces nécessaires, gérer les relations avec l’avocat, etc. Un siècle plus tard, tous les justiciables, presque sans exception, sont représentés par un procureur. Ce changement s’explique, entre autres, par le fait que la procédure se complexifie beaucoup à la fin du Moyen Âge, et que la bonne marche d’un procès nécessite donc le recours à des professionnels. Mais ce qui est frappant, c’est que les procès et jugements sont restitués et enregistrés dans les archives comme si le roi et les justiciables étaient présents et s’exprimaient en leur propre nom : c’est une fiction, car il n’y a que des juges qui rendent des décisions devant des procureurs et des avocats. C’est la mise en place et la raison d’être de cette fiction qui m’intéressent.
Je travaille sur ce projet en tant qu’attachée temporaire d'enseignement et de recherche (ATER) au Collège de France. Mon temps se partage entre ma recherche personnelle et les activités de la chaire du Pr Patrick Boucheron, à laquelle je suis rattachée. Dans ce cadre, je m’occupe de la revue en ligne Entre-Temps, qui s’intéresse à toutes les formes d’écriture, d’enseignement et de transmission de l’histoire.
Qu’avez-vous appris de ces expériences ?
Je suis très heureuse de travailler au Collège de France : les conditions sont idéales pour la recherche et, en tant que jeune historienne, travailler auprès de Patrick Boucheron est une grande chance.
Comme ATER, je n’ai pas d’enseignements à donner cette année, ce qui me laisse un précieux temps pour la recherche : c’est une première, car parallèlement à ma thèse, j’ai toujours enseigné à l’université, et je me destinais d’ailleurs à l’enseignement en passant l’agrégation.
J’ai aussi beaucoup appris de mes fonctions au sein de la revue Entre-Temps. Mes perspectives et ma perception de l’histoire se sont beaucoup élargies, au-delà de la seule discipline académique et scolaire. L’histoire peut vivre et être enseignée de multiples manières.
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Élisabeth Schmit est ATER au sein de la chaire Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIᵉ-XVIᵉ siècle du Pr Patrick Boucheron. Elle dirige la rédaction de la revue Entre-Temps.
Photo © Patrick Imbert
Propos recueillis par Océane Alouda