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Presentation
Loin d’être immuables, les langues ne cessent de se transformer au gré des contacts entre les peuples. Les migrations humaines sont à ce titre un facteur important d’évolution linguistique. Celles des Européens vers les colonies, à partir du XVe siècle, ont donné naissance à de nouvelles variétés et, en particulier, à des créoles. L’histoire de ces parlers apparus au cours de l’époque moderne mérite que l’on s’y attarde, tant leurs processus d’émergence et de différenciation font écho à ceux des langues romanes.
Cette leçon inaugurale entreprend d’analyser les dynamiques évolutives des créoles et du français, mettant en évidence les enjeux sociaux, politiques et économiques qui les traversent. Questionnant les préjugés des philologues du XIXe siècle et jusqu’aux idées reçues qui persistent de nos jours, elle montre que la déconstruction des représentations coloniales de la formation des créoles est indispensable pour faire avancer la compréhension du développement des langues romanes.
Salikoko S. Mufwene est linguiste à l’université de Chicago, où il est titulaire de la chaire Edward Carson Waller Distinguished Service Professor of Linguistics. Ses recherches portent sur l’évolution linguistique, dont l’émergence des parlers créoles, l’indigénisation des langues coloniales européennes et la vitalité des langues. En 2023-2024, il est professeur invité sur la chaire annuelle Mondes francophones, créée en partenariat avec l’Agence universitaire de la Francophonie.
Table of contents
Prologue
Une approche uniformitariste des créoles et des langues romanes
Une loupe sur les philologues du XIXe siècle
La trajectoire du latin au français et du français aux créoles
Le français n’est pas un créole et les créoles n’ont pas d’ancêtres pidgins
Ce que nous apprend l’indigénisation du français en Afrique
L’émergence des créoles et celle du français
L’approche uniformitariste discrédite les préjugés racistes du XIXe siècle
Épilogue
Excerpts
Dès leurs premiers travaux dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les philologues européens se sont engagés dans l’étude des créoles nourris de préjugés racistes qui ont généralement entaché leurs analyses. Ces biais sont à comprendre à la lumière du contexte socio-économique international de l’époque. Vers la fin du XVIIIe siècle, la révolution américaine (1775-1783) puis la révolution haïtienne (1791-1804) entraînent des mouvements d’indépendance dans les colonies européennes de peuplement des Amériques, alors que la plupart des Antilles resteront des colonies jusqu’au XXe siècle. La perte du contrôle de ces nations devenues indépendantes menace la révolution industrielle de l’Europe occidentale qui, jusque-là, dépendait des matières premières de ces colonies. Les métropoles européennes se tournent alors vers l’Afrique, un continent pour lequel elles n’avaient montré auparavant qu’un intérêt commercial en bâtissant notamment des comptoirs le long des côtes pour l’achat et l’échange de marchandises auprès des dirigeants autochtones. Les relations entre les compagnies marchandes européennes — et non des particuliers — et leurs partenaires commerciaux africains étaient jusqu’à lors plus ou moins égalitaires ; les transactions commerciales étaient menées à l’aide d’intermédiaires connus sous le nom de « maîtres de langue ».