Après deux ans consacrés à Proust, le cours de cette année s’en éloigne tout en s’inscrivant dans le prolongement de celui de l’année précédente, centré sur l’analyse éthique des comportements dans À la recherche du temps perdu. La réflexion s’élargit selon deux modes : d’une part, vers un questionnement plus général, plus théorique, qui envisage le conflit et la conciliation possible de l’écriture et de la vie ; de l’autre, vers un corpus plus étendu qui, à Proust, adjoint Montaigne et Stendhal. Il existe deux manières d’aborder un sujet de littérature : la première, que l’on qualifiera d’allégorique, consiste à interroger les textes depuis notre présent – c’est la voie qu’on empruntera d’abord ; l’autre chemin, plutôt philologique, que nous suivrons ensuite, tente de restituer un texte à son propre présent.
Il s’agit pour l’heure de dresser une sorte d’état présent des relations entre vie et littérature, de saisir ce à quoi renvoie l’expression choisie pour intituler ce cours. On a ainsi dégagé trois directions vers lesquelles pointe cet intitulé.
Tout d’abord, « écrire la vie » traduit le terme savant de biographie : « écrire la vie » s’envisage comme « écrire une vie » et porte alors une interrogation sur la littérature comme biographie, au sens large du mot, qui comprend toutes les formes voisines d’écriture de vie telles que l’autobiographie, le journal intime, les mémoires, le témoignage, les lettres, l’hagiographie, c’est-à-dire les écritures de soi en général.
Mais « écrire la vie » peut s’entendre également comme la traduction de l’anglais « life writing », qui désigne un genre littéraire contemporain à part entière englobant la biographie et l’autobiographie, mais aussi le témoignage, lequel, au sens littéraire,désigne le récit fait par un survivant du drame auquel il a assisté. L’expression « life writing » aurait pour équivalent français une formule comme « l’écrire-la-vie », ou encore « les écrits personnels », selon le syntagme employé par Philippe Lejeune, spécialiste du genre, lequel couvre une bonne part de la production littéraire actuelle et dont la dimension égalitaire et démocratique prend le contrepied de la hiérarchie imposée par les genres plus traditionnels de la biographie et de l’autobiographie, considérés comme savants et élitistes. « Écrire la vie » prendrait ainsi la valeur d’un euphémisme pour « raconter sa vie », estompant la dimension narcissique de l’écriture de soi pour mieux en signaler l’exigence d’authenticité et la portée testimoniale : « parler de soi pour mieux parler de l’époque » en quelque sorte.
Enfin, « écrire la vie » évoque le cours de Roland Barthes au Collège de France : « La préparation du roman ». Dans trois feuillets non prononcés que la publication du cours a révélés, intitulés « La vie comme œuvre », Barthes proposait comme issue dialectique au conflit moderne entre la vie et la littérature de faire de sa vie une Œuvre, et donnait pour exemples de réalisation de ce postulat les Essais de Montaigne, les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, les Souvenirs d’égotisme de Stendhal, le Journal de Gide et À la recherche du temps perdu de Proust. Ces trois pages introduisent le thème de la Vita Nova, en et par la littérature, qui clôt ce développement par une rubrique intitulée « l’écriture de vie », en référence à Proust et à l’idée que l’écriture transforme la vie. « Écrire la vie » pour Proust est aussi selon Barthes une « thanatographie », comme le montre Le Temps retrouvé.