Dans Les Misérables, Victor Hugo écrit :
« Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, […], savez-vous ce que c’est ? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, […], c’est de la joie, c’est de la vie. »
C’est la première de ces trois expressions qui est abordée dans ce cours. Au « coin des bornes », on déposait ses ordures avant l’invention des poubelles, contre lesquelles les chiffonniers protestèrent en 1883, jusqu’à obtenir de faire leur triage sur une toile avant de remettre les ordures dans leurs récipients. La tournure figée « le coin de bornes » est un euphémisme pour le rebut : les ordures y étaient déposées en tas, suivant une réglementation détaillée. Sur les photographies de Charles Marville, elles sont immaculées, car tout juste nettoyées. Le chiffonnier est souvent représenté à côté d’elles, parfois satisfaisant ses besoins. Les attestations du « coin des bornes » sont partout dans la littérature française du siècle, depuis Louis-Sébastien Mercier jusqu’à Charles Péguy. Dans Les Mystères de Paris, les deux héros sont nés « au coin de la borne », lieu de l’enfant trouvé, et le Chourineur s’imagine y « crever ». Dans Notre-Dame de Paris, la borne et son « tas d’ordures » procurent « un de ces oreillers du pauvre » ; dans Les Châtiments, on trouve un usage plus métaphorique et polémique. Dans Les Aventures de mademoiselle Mariette, de Champfleury, un peintre trouve la moitié d’une faïence au coin d’une borne, tandis qu’un chiffonnier trouve l’autre moitié et la lui vend.
La borne est le lieu de la prostitution. Dans L’Âne mort, la jeune femme passe du salon à la borne. Dans le recueil collectif Vers (1843), un poème d’Ernest Prarond, longtemps attribué à Baudelaire, relate le destin typique de la jeune Thérèse (dont le nom rappelle celui de la Païva), grisette devenue chiffonnière. Un tiers des chiffonniers étaient des femmes, dont la moitié d’anciennes prostituées. Cette Thérèse « s’accroche » aux passants, mot typiquement baudelairien (« Mademoiselle Bistouri », « Les Sept Vieillards »…) Dans La Fanfarlo, Samuel Cramer est « [l’un de ces hommes] à qui toute occasion est bonne, même une connaissance improvisée au coin d’un arbre ou d’une rue, – fût-ce d’un chiffonnier, – pour développer opiniâtrement leurs idées ». La formule peut rappeler le chiffonnier-philosophe Liard, sachant le grec et le latin.
Enfin, les bornes sont le lieu de l’ivrognerie, et le chiffonnier est l’ivrogne par excellence, comme dans « Le Vin de l’Assassin » ou dans « Les Litanies de Satan », mais aussi chez Larousse et dans les caricatures. On dit qu’il dépense son moindre gain, la nuit dans les bouges des Halles, le dimanche derrière les barrières de l’octroi.