Les « affreux tonneaux de la voirie » sont les voitures de vidange des fosses d’aisance, qu’on retrouve souvent chez Baudelaire. Le mot voirie a plusieurs sens : la voie publique, l’administration qui l’entretient ou les lieux où l’on entrepose des ordures. Pour la qualifier, Hugo invente l’adjectif « immonditiel » ; chez François-René de Chateaubriand, Alphonse de Lamartine ou Eugène Sue, on y traîne les cadavres, qui y sont dévorés par les chiens. Sur un plan de Paris de 1830, une voirie se situe au cœur de la « petite Pologne », où se déroulent de nombreux chapitres des Mystères de Paris. À l’est, la plus célèbre est la grande voirie de Montfaucon. On y reçoit aussi des chevaux ou des petits animaux qu’on met à mort. Alexandre Privat d’Anglemont décrit l’enclos Saint-Jean-de-Latran, en face du Collège de France, repaire de la bohème vagabonde très touché par les épidémies successives de choléra, et qui sera détruit en 1854. Le royaume du chiffonnier, c’est la voirie en tous ses sens ; en 1826, il sert même d’auxiliaire à l’administration, assommant les chiens qui tirent des charrettes.
Près des entrepôts d’immondices, on tombe sur des bêtes mortes comme la « Charogne » de Baudelaire, et les cadavres de petits animaux s’amoncellent au coin des bornes. Privat d’Anglemont décrit un chiffonnier spécialisé dans l’extermination de la race féline, le « père Matagatos ». Baudelaire lui-même eut la réputation de se montrer cruel envers les chats – Champfleury entreprendra de le disculper. Claude Bernard utilisait les chats pour la vivisection et se fournissait certainement dans l’enclos Saint-Jean-de-Latran ; son maître François Magendie s’approvisionnait en rats à Montfaucon. La femme de Bernard devint une militante de la cause animale et finit par le quitter, emmenant leurs deux filles, futures militantes elles-mêmes. L’histoire sera rappelée par Marie Huot dans La Revue socialiste, en 1887. En février 1856, Bernard rapportait une pensée de Magendie comparant son activité scientifique à celle du chiffonnier, mais Bernard, lui, privilégie la méthode hypothético-déductive.
Le spectacle ordinaire d’un chat ou d’un chien en décomposition n’aurait pas eu de quoi choquer la jeune femme d’« Une charogne » ; il devait plutôt s’agir d’un âne ou d’un cheval. Une rare photographie de Charles Nègre montre un cheval blessé ou mort sur le quai de Bourbon, provoquant un attroupement. On trouve deux poèmes intitulés « Le Cheval mort » : l’un d’Aloysius Bertrand, l’autre de Marie Huot, où seule une chiffonnière est saisie de compassion devant ce spectacle. Dans « Une charogne », plusieurs signes indiquent que la scène a lieu au-delà des barrières, là où les bêtes s’effondraient en chemin vers l’équarrissage. Alexandre Parent-Duchâtelet emploie le terme de « charogne » exclusivement pour désigner le cadavre du cheval. Dans l’ouverture de L’Âne mort, Janin décrit en détail l’horreur de l’équarrissage et les combats d’animaux de Montfaucon : l’âne boiteux y sera livré vivant à un bouledogue. Gautier relatera une scène semblable à un dîner Magny. Baudelaire évoque souvent de tels chiens féroces et, comme Parent-Duchâtelet, il insiste sur la puanteur, les mouches, les larves. Lorsque parut Les Fleurs du mal, Montfaucon venait de fermer, mais Alcide Dussolier juge les dernières strophes dignes d’un équarrisseur de Montfaucon.